Cultiver notre jardin de bonheur
Lorsque je vis Claude pour la première fois, je fus tout de suite conquise par l’étincelle de joie qui brillait au fond de ses yeux. Aucun doute dans mon esprit, je me trouvais en présence d’un homme heureux, phénomène tellement rare de nos jours que je tenais absolument à connaître sa recette du bonheur.
Me recevant chez lui, Claude m’invita gentiment à ouvrir le réfrigérateur et à me servir un breuvage, tout en s’excusant de ne pouvoir le faire lui-même. Manœuvrant habilement son fauteuil roulant motorisé jusqu’à la table de la salle à manger, il accepta ensuite de me raconter le cheminement très particulier qui l’avait mené à cette sérénité que je constatais chez lui aujourd’hui.
Entré dans les Forces armées canadiennes de réserve à l’âge de 18 ans, Claude s’était rapidement qualifié pour devenir officier. Cinq ans plus tard, il poursuivait son baccalauréat en activité physique, visant une carrière dans les Forces armées, une fois son diplôme obtenu. Survint la tragédie. Sélectionné pour participer à un pentathlon militaire dans une compétition de haut niveau, le jeune homme pratiquait un plongeon avec deux coéquipiers lorsqu’il toucha brutalement le fond de la piscine et se fractura les cinquième et sixième vertèbres cervicales.
Claude apprit qu’il ne remarcherait jamais. Tout au plus pouvait-il espérer bouger légèrement ses bras, à force d’exercices. Très souvent premier, tant dans le domaine académique que dans les disciplines sportives, voilà qu’il se retrouvait du jour au lendemain quadriplégique, confiné au fauteuil roulant pour le reste de ses jours. À 23 ans, le choc était très dur à encaisser. Il voulut mourir, mais comme il n’était pas suffisamment autonome pour mettre fin à ses jours, il décida alors d’entreprendre la réadaptation dans un centre spécialisé de Montréal.
Entouré de personnes handicapées, il voyait des gens s’épuiser à penser au quotidien : « Est-ce que la vie vaut la peine d’être vécue ? » Soir après soir, ces individus reprenaient leurs questionnements sans jamais y apporter de réponse.
«Je refusai d’entrer dans ce cercle vicieux, me dit Claude, et décidai de faire un pacte avec la vie, un pacte de dix ans. Je voulais me donner le temps de vivre, d’expérimenter cette nouvelle existence de personne quadriplégique avant de poser tout geste irréversible. J’étais conscient que pour me rebâtir une existence après un tel accident il me faudrait plus que quelques mois, car je devais reprendre toutes les étapes de base concernant mes besoins vitaux : manger, me vêtir, avoir des activités sociales, etc. J’éliminai donc cette question cruciale de ma tête, en attendant la réévaluation prévue dans dix ans ».
Le jeune homme put désormais consacrer toutes ses énergies à développer le maximum de ses capacités restantes. Sa principale force était sa faculté d’adaptation, à laquelle venait se greffer une grande détermination.
Claude me confia : «Je ne voyais pas ma vie comme étant finie. Je me percevais comme un destroyer qui avait été au combat, avait subi des avaries, était maintenant en cale sèche, mais allait quand même reprendre la mer un jour. Bien sûr, j’étais conscient que j’étais quadriplégique pour le reste de ma vie, mais je savais que j’avais encore du potentiel à développer».
C’est ainsi qu’il reprit ses études universitaires et déménagea de Montréal à Québec afin de compléter son baccalauréat en activité physique, à l’Université Laval.
Petit à petit, il reprit goût à la vie. Lors d’un séjour à l’hôpital, sa bonne humeur intrigua une infirmière qui se demanda s’il jouait la comédie ou s’il est aussi heureux qu’il en avait l’air. Lorsqu’il quitta l’hôpital un mois plus tard, l’infirmière n’avait plus aucun doute : la joie de vivre de son patient était réelle et sincère. Ce fut le début d’une relation amicale qui se transforma bientôt en relation amoureuse. En 1986, Claude et sa conjointe se firent construire la maison de leurs rêves, avec vue sur le fleuve Saint-Laurent.
J’eus tout le loisir d’admirer ce paysage grandiose par la fenêtre de la salle à dîner, tandis que Claude poursuivait son récit :
«En 1990, mon pacte avec la vie se terminant, je fis l’évaluation des dix années précédentes. Le bilan était alors suffisamment positif pour que je choisisse de le renouveler, mais cette fois pour les vingt prochaines années. Il est certain que l’amour a été un stimulant qui m’a aidé à progresser. L’adaptabilité a aussi été un élément important qui m’a permis de mettre à profit les occasions qui se présentaient à moi. Tout au long de ma vie, malgré mes épreuves, je me suis efforcé de cultiver une multitude d’expériences positives afin de développer mon propre jardin de bonheur ».
Après le baccalauréat, le courageux jeune homme compléta une maîtrise, puis deux certificats s’ajoutèrent à son bagage académique. Pendant 10 ans, il travailla aussi comme assistant sur des projets de recherche à l’Université Laval.
Claude conclut ainsi son récit : «Je fais face quotidiennement à des obstacles et je sais qu’il s’en présentera beaucoup d’autres sur mon chemin, mais pour l’instant je suis en mesure d’affirmer que, en ce qui me concerne, oui, la vie vaut la peine d’être vécue !»
Ce jour-là, je fus impressionnée au plus haut point par la force intérieure exceptionnelle de cet homme et je savais que son exemple me servirait ma vie durant. Lorsque des obstacles qui me semblent insurmontables se présentent sur mon chemin, il me suffit de penser à Claude, à son positivisme, à sa détermination, mais surtout à sa joie de vivre en dépit des difficultés énormes auxquelles il doit faire face quotidiennement, pour trouver, à l’intérieur de moi, le courage de les surmonter.
C’est à nous de décider où nous nous situons dans notre vie, quel regard nous portons sur ce qui nous arrive, quel genre de vie nous voulons nous créer : inondée de bonheur et de joie de vivre… ou remplie d’amertume et de tristesse. Il revient à chacun de nous de cultiver, tout comme Claude, notre propre jardin de bonheur !