Les enfants sont de précieux cadeaux et nous savons tous qu’ils ne nous sont que prêtés. Mais qu’en est-il lorsque le cadeau n’est pas aussi parfait que ce à quoi nous nous attendions ? Odette a vécu cette expérience bouleversante qui l’a obligée à faire face à de nombreux préjugés. Voici ce qu’elle m’a raconté avec beaucoup de transparence :

« Depuis un an, nous essayions vainement de concevoir un enfant, mon conjoint et moi, afin de procurer un petit frère ou une petite sœur à notre fille de deux ans, Laurie. J’allais cependant avoir trente-six ans et j’avais l’impression d’atteindre une certaine limite. Alors j’annonçai à mon conjoint, Jacques, que si je ne devenais pas enceinte au cours du mois, je renoncerais à ce deuxième enfant. Le jour de mon anniversaire, j’allai passer un test de grossesse qui s’avéra positif.

            Il n’était pas question que je subisse une amniocentèse, même si mon âge me classait dans la catégorie des grossesses à risques. Dans mon optique, j’étais enceinte pour le meilleur et pour le pire, et je n’aurais sans doute pas pu renoncer à cet enfant, dont la venue prochaine nous comblait de joie, Jacques et moi.

            La grossesse se déroula sans problème et j’accouchai de manière naturelle après trois heures et demie de travail. Comblée, je tenais mon fils endormi dans mes bras, tout en me disant que la vie était merveilleuse. Jacques quitta l’hôpital aux petites heures du matin pour aller prendre un peu de repos à la maison. Je fus donc surprise de le voir de retour, à peine trois heures plus tard. Le médecin lui avait téléphoné pour lui demander de revenir à l’hôpital, car il souhaitait nous parler à tous les deux.

            Je suis infirmière et je pensai à tous les problèmes de santé dont un bébé peut souffrir à la naissance. Je m’attendais à tout, sauf à ce qui suivit. Lorsque les mots « trisomie 21 » furent prononcés, j’eus l’impression qu’une toile opaque venait d’être subitement descendue devant mes yeux. J’étais complètement pétrifiée et ne voyais plus rien. Mon conjoint brisa la glace en se levant pour prendre le bébé sur le lit près de moi. Il le souleva dans ses bras et le regarda en disant :

– C’est mon fils, on le garde et on s’en occupe.

En entendant cela, j’éclatai en sanglots. Je pleurai ainsi pendant vingt-quatre heures. Tout ce que j’avais en tête était l’image des personnes trisomiques que l’on plaçait autrefois en institution sans stimulation aucune, et qui devenaient des adultes repliés sur eux-mêmes. Je me demandais ce qu’il allait advenir de mon enfant plus tard. Pourquoi la vie m’avait-elle imposé une telle déception ?

            Je n’étais pas au bout de mes peines, puisque Alexis avait aussi un grave problème cardiaque. Sans chirurgie, son espérance de vie n’était que de cinq à six ans. Il fut donc hospitalisé à quelques reprises avant de subir une chirurgie cardiaque à l’âge de trois mois. J’étais encore sous le choc et je me sentais incapable de répondre lorsque j’entendais autour de moi des remarques du genre :

– Pourquoi acceptes-tu que ton bébé soit opéré 

Ou encore :

– Si j’étais à ta place, je ne le ferais sûrement pas opérer !

            Ces remarques, formulées sans réfléchir, me blessaient profondément. Je me demandais pourquoi mon fils n’aurait pas droit aux mêmes chances que tout être humain. Je savais qu’il n’était pas venu au monde par erreur. Il était important dans ma vie et me ramenait à l’essentiel en m’obligeant à réfléchir sur la performance et le perfectionnisme à tout prix. Il m’apprenait aussi à respecter les autres sans porter de jugement.

Alexis revint définitivement à la maison à l’âge de cinq mois. Le problème cardiaque étant réglé, il fallait maintenant faire face à la déficience intellectuelle. Avec l’aide d’intervenants, je commençai un programme de stimulation intensive et d’exercices visant à augmenter son tonus musculaire. Je prenais conscience de tous les détails dans le développement de mon enfant et chaque petit pas en avant me causait une grande joie. Ce qui avait semblé normal et anodin pour Laurie prenait une saveur particulière dans le cas d’Alexis : soulever sa tête seul, passer le hochet d’une main à l’autre, découvrir son poing en mordant dedans, prononcer ses premiers mots, ou encore faire ses premiers pas. Toute étape nouvelle me réjouissait beaucoup.

            Alexis prononçait facilement le mot « papa » alors qu’il n’arrivait pas à dire « maman ». Lorsqu’il m’appelait papa, je le reprenais et lui disais, en me pointant :

            Non Alexis, pas papa… maman !

            C’est ainsi qu’il se mit à m’appeler « pas-papa ». Il s’approche parfois de moi avec son petit air taquin et me tape doucement sur la poitrine en disant : « pas-papa ! » Ou encore il accourt vers moi, au retour du travail et se jette dans mes bras en criant joyeusement : « pas-papa ! », ce qui m’émeut toujours beaucoup. Curieusement, s’il se blesse ou s’il a de la peine, ou encore s’il fait un cauchemar la nuit, le premier mot qu’il prononce alors est… « maman ! »

            Mon fils aura bientôt six ans et il fréquente la garderie régulière. J’ai les larmes aux yeux lorsque j’observe ses petits camarades accourir vers lui à son arrivée le matin et le serrer affectueusement dans leurs bras, sans aucun préjugé. Cette manifestation spontanée d’amitié enfantine me réconforte et m’incite à garder espoir face à l’avenir, en ce qui concerne son intégration sociale.

            Avant l’arrivée d’Alexis, je roulais constamment à 150 km/heure. Mon fils m’a appris à ralentir, à m’arrêter régulièrement pour profiter du moment présent et, surtout, à changer ma perception. Je me souviens que, peu après sa naissance, j’étais dans un centre commercial avec Jacques et nous vîmes une exposition de photographies. Je remarquai une photo de famille où il y avait une personne adulte trisomique. Incapable de me retenir, j’éclatai en sanglots. Jacques, qui fut toujours très supportant, me dit :

– Regarde attentivement tous les membres de la famille sur la photo, et vois comme ils ont l’air heureux. Un jour, ce sera à notre tour de nous faire photographier avec des mines aussi épanouies.

            Plus tard, nous avons décidé d’officialiser notre union en nous mariant, Jacques et moi. Nous avons fait agrandir une photo de nous avec nos deux enfants, prise le jour de notre mariage, et l’avons placée bien en vue sur le mur du salon. Cette magnifique photo témoigne sans contredit de notre bonheur familial.

Ce bonheur est d’ailleurs renouvelé chaque matin, grâce à un merveilleux rituel. Dès son réveil, Alexis accourt dans notre chambre et saute dans notre lit. La première chose que nous voyons, en ouvrant les yeux, est le sourire radieux de notre enfant et ses petits yeux bridés étincelants. Ce sourire matinal constitue notre rayon de soleil, dont nous ne pourrions plus nous passer aujourd’hui.

L’histoire d’Odette m’a beaucoup émue et j’ai accepté de l’insérer dans la collection « Ces expériences qui nous transforment », souhaitant qu’elle touche le cœur des gens et contribue à abolir quelques préjugés – encore trop nombreux dans notre société performante – envers les personnes « différentes ».

Diane Fournier

 

Tiré du livre Ces expériences qui nous transforment, Volume 3

1 – Des témoignages d’amour : Un rayon de soleil matinal