MORT D’HOMO SAPIENS, NAISSANCE D’HOMO PASSIENS
Il y a 70 mille ans, l’espèce humaine, alors appelé Homo erectus, vivait en harmonie avec son environnement. Soudainement, Homo erectus fut confronté à son apocalypse : la dernière grande glaciation. Les quelques individus qui ne périrent pas furent ceux qui avaient un gros cortex cérébral, ceux qui pouvaient accéder à la connaissance. Les quelques Homines erecti « bolés » pouvant faire rapidement l’apprentissage de certaines technologies adaptatives, surtout la fabrication de vêtements, furent les premiers Homo sapiens. Ces mutants portèrent le « salut » du genre humain car ils purent s’adapter aux graves modifications environnementales. Ceux qui ne pouvaient pas connaître périrent. La connaissance fut donc le vecteur adaptatif, positivement sélectionné par la Nature. C’est ce que nous apprennent à la fois les sciences et la religion. Les sciences en question sont la paléontologie humaine et la théorie de l’évolution. La religion nous l’apprend par le mythe d’Adam.
L’Adam du paradis d’avant la chute, c’est un Homo erectus d’avant la glaciation qui vit en harmonie avec son environnement et qui s’apprête à transgresser les adaptations (coutumes) traditionnelles d’Homo erectus. Il accède ainsi à la connaissance, prend conscience de sa nudité et se fabrique des vêtements. Adam, Homo sapiens, sera ensuite sans cesse confronté à l’hostilité de l’environnement auquel il réussira à s’adapter tant bien que mal, condamné qu’il est à la maladie et à la mort. Son adaptation, ou plutôt sa mésadaptation, exigera la séparation entre son conscient, la connaissance d’Homo sapiens, et son inconscient, l’instinct, les pulsions de son héritage génétique d’Homo erectus. Pour survivre, son conscient, sa connaissance raisonnante devra brimer, bâillonner, ajourner indéfiniment son instinct, ses pulsions, d’où une accumulation et un refoulement de souffrances provoquées par ces frustrations, d’où aussi la création de l’inconscient, lieu du refoulement et de l’oubli de toutes ces souffrances accumulées.
Le péché originel d’Adam, c’est ce schisme entre le conscient et l’inconscient, schisme qui instaure dans l’histoire du genre Homo la primauté de la raison, de la connaissance sur l’instinct, la passion, l’intuition, l’émotion, schisme qui instaure donc par le fait même le refoulement de la souffrance inhérente au refoulement de tout ce qui peut compromettre la raison, raison essentielle à notre adaptation. L’inconscient est donc constitutif de la nature même d’Homo sapiens. Le conscient rationnel s’oppose et combat sans trêve l’irrationnel en le refoulant dans l’inconscient, en essayant de l’oublier pour toujours. Sans ce malheureux et douloureux schisme, qui crée tant de problèmes à cet Homo sapiens, l’humanité n’aurait pas survécu à sa dernière apocalypse.
L’Homo passiens : l’homme de la passion
La passion des passions : l’amour
Une autre apocalypse se profile maintenant à l’horizon du troisième millénaire. L’Homo sapiens survivra-t-il ? Non ! Pourquoi ? Parce que c’est un animal raisonnable, un être de raison, et que seul l’être de passion, l’animal « passionnable », l’Homo passiens, survivra, s’adaptera aux transformations environnementales (socio-écologiques) déjà en cours. Et la passion en question n’est pas n’importe quelle passion. Il s’agit de la passion des passions : l’amour. Seul les personnes capables d’aimer et être aimées sauront créer les solidarités salutaires, adaptatives. Elles seront les plus aptes, sélectionnées positivement par les événements apocalyptiques. Les autres périront en s’entr’égorgeant. C’est non plus la connaissance, mais l’amour qui sera désormais le vecteur adaptatif. On ne survivra qu’en s’entraidant, qu’en partageant, qu’en donnant et se donnant, qu’en s’aimant passionnément.
Aimer ou périr
Cet amour débouchera nécessairement sur l’amour universel que certains appellent « Dieu » ou le « Royaume », mais seulement après la grande sélection naturelle que certains appellent « élection surnaturelle» ou « jugement dernier ». L’amour universel ne sera pas une valeur, un idéal, mais une nécessité adaptative résultant d’une sélection, d’un jugement – c’est l’événement qui sélectionne ou juge. Cet amour universel n’est pas inconditionnel. Il sera le résultat d’un jugement, d’une sélection de la Nature. L’Homo passiens sera complice de la Nature, en harmonie avec elle en choisissant (jugement, sélection) d’aimer seulement ceux qui s’abandonneront à son amour, c’est-à-dire ceux qui seront capables d’êtres aimés. Ceux-ci auront préalablement appris à s’aimer eux-mêmes et à aimer les autres. L’Homo passiens choisira d’autres Homo passiens pour les aimer passionnément. Il ne haïra pas l’Homo sapiens ; il n’en aura que pitié dans sa déchéance et son agonie. La compassion, l’Homo com-passiens ne l’aura que pour l’Homo com-passiens. L’Homo passiens sera un Homo de partage, de réciprocité. Il ne s’obstinera pas à aimer ceux qui refuseront d’être aimés, c’est-à-dire les Homo sapiens agonisants.
L’amour universel ne sera pas l’achèvement d’une quête. Il sera tout simplement le trait culturel dominant de demain pour l’ensemble de l’humanité. En effet, tout autre trait culturel qui lui est incompatible aura été sélectionné négativement par l’événement apocalyptique. L’amour sera universel parce qu’il sera fin seul sur terre. Dès lors, l’amour ne sera plus un but mais un moyen pour s’adapter, pour vivre et, qui sait, pour être enfin heureux.
Primauté de la passion sur la raison au 21e siècle
L’amour n’abolira pas la raison, la connaissance, la science. Elle se les subordonnera. L’émotion et l’intuition mettront à leur service les sciences, les théories, les rationalités.
L’amour universel sera d’abord la synergie des amours individuels qui sont fondamentalement une harmonie. L’Homo passiens s’aimera en s’harmonisant. Et il ne le pourra qu’en prenant conscience de ses conflits intérieurs et en se réconciliant avec lui-même, avec ses affinités. Le conscient prendra donc conscience de son inconscient et l’inconscient s’imposera au conscient. L’harmonie en soi, ou amour de soi, s’opérera par la fluidité entre le conscient et l’inconscient, par le développement de la capacité de l’inconscient de s’affirmer pleinement et d’être accueilli par le conscient en le transformant.
Comme l’inconscient est à la fois personnel et collectif, devenir conscient de son inconscient, s’harmoniser, s’accueillir, s’aimer, c’est conscientiser son identité personnelle comme individu unique, original, mais c’est aussi conscientiser l’altérité (les autres) collective, sa relation aux autres, à l’environnement, au monde, à l’univers. Notre inconscient étant à la fois personnel et collectif, il est intimement interconnecté, en communion, à soi-même (personnel) et aux autres (collectif). Notre inconscient sait tout parce qu’il est partout. Son énergie est cosmique. Il est, pour qui est à l’aise avec ce mot, Dieu.
Mais ce Dieu (amour universel) ne sera atteint que lorsque notre inconscient sera décrotté d’une croûte diabolique.
Si « l’union différencie », « la différence unit » Le triomphe de l’« ego »
Le conscient ne peut accéder au collectif, à l’union (amour universel) qu’en s’individuant (développement de son identité personnelle), se différenciant. Pour parvenir au collectif il faut s’abîmer en son contraire : le personnel, l’individuel. Il ne s’agit plus de renoncer à son ego, son moi, mais de le développer passionnément. Teilhard de Chardin dit : l’union différencie. Il est tout aussi juste d’ajouter inversement : la différence unit. Les deux dynamiques se font à la fois en simultanéité et en alternance : la motivation à se différencier vient de l’attrait inconscient et constant vers le collectif, l’union (simultanéité) et l’union/différenciation s’opère en oscillant de l’une à l’autre (alternance) où un peu de différenciation permet un peu plus d’union.
Le chemin vers plus de collectif, d’universel, c’est le personnel, comme le chemin du Christ vers le Père a été la descente aux enfers, à ses enfers intérieurs. Le personnel, ou plutôt la personnalisation (l’individuation de Carl Jung) favorise l’union, comme l’union stimule, par son attrait, la personnalisation ou individuation ou différenciation. L’individu différencié, personnalisé, émerge au fur et à mesure qu’il acquiert son autonomie (identité) et sa liberté (altérité). Il devient autonome en se défusionant des autres et il devient libre dans l’union aux autres. Autrement dit, après avoir réalisé les frontières, les limites de son identité (autonomie), après, donc, s’être constitué comme une véritable personne autonome, sa relation à l’autre devient possible. Sa liberté peut s’actualiser dans ses choix et ses rejets des autres. Auparavant, il n’était pas une personne, une identité, mais il était les entités qui le possédaient, l’ensorcelaient. Ces entités bonnes ou mauvaises sont les ennemies de l’(id)entité. Ils constituent l’ombre, l’enfer intérieur hanté de démons qui empêchent l’être d’être, qui interdisent à l’Homo sapiens de devenir un Homo passiens.
L’Homo sapiens n’est personne
Il n’est qu’un médium possédé
L’Homo sapiens moderne se croit une personne et il y croit d’autant plus fermement qu’il fuit la conscience de sa réalité, de sa situation. Sa réalité, sa situation : un carrefour. Il se complaît à penser qu’il a un « ego » trop fort pour se faire croire qu’il a une identité (ego). Il se prend pour quelqu’un, mais il n’est qu’un carrefour d’idées, de peurs, de préjugés, d’émotions, d’insécurités, de souffrances qui arrivent de partout et de nulle part. Il est le pantin, le zombie de l’histoire, de ses parents et ancêtres, de ses amis, de ses amours et haines, de ses enfants, de sa communauté, de la société. Il est tout un chacun, sauf lui-même. Il ne se possède pas ; il est possédé. Il n’est qu’un réseau d’influences qui ne peuvent être que mauvaises, car même les soi-disant bonnes le privent de l’épanouissement de son génie propre, de son véritable destin. Elles lui interdisent donc son individuation.
Ces influences, qui sont des énergies informées de leurs malédictions, ou des esprits néfastes, venues d’ailleurs (parents, amis, société, etc.), s’impriment dans l’inconscient d’Homo sapiens. Aussi, si, par un heureux ou malheureux hasard, son conscient reçoit une influence, une pensée positive aussi bien qu’une pensée négative, il s’en attribue la paternité. Et si son corps développe une maladie, il s’en rend le responsable ; je psychosomatise, se dit-il. Serait-ce que cela lui donne le sentiment de ne pas être possédé ? « Je suis donc maître de mon destin, je suis une personne, puisque j’ai cet immense pouvoir de me rendre malade ». Le voilà rassuré sur son identité, son ego. En effet, il s’attribue la toute-puissance divine puisque, naguère encore, c’est Dieu qui lui infligeait la maladie ; c’est Dieu qui lui chuchotait à l’oreille les bonnes pensées (pensées positives, dirait-on de nos jours) – mais c’était le démon qui lui faisait avoir des mauvaises pensées (pensées négatives).
L’Homo sapiens manque de sapience. Il erre. C’est encore et toujours Dieu qui le rend malade. Ou plutôt, c’est la dimension collective de son inconscient qui le rend malade. Cette dimension le rend malade, si ce n’est par ses archétypes du Dieu vengeur, impitoyable qui condamne Adam et Ève à la maladie et à la mort parce qu’ils ont joui. Mais elle le rend surtout malade parce que l’inconscient collectif est précisément collectif. Il connecte l’Homo sapiens à tous les autres, mais davantage à ses proches. Il est tellement inconscient de sa collectivisation (inconscient collectif) qu’il est bien plus les autres, et plus encore ses proches, morts ou vivants, que lui-même. Il n’est surtout pas lui-même parce qu’il se méfie bien plus de lui-même, qu’il a peur d’être, que des autres qu’il ne soupçonne pas le posséder et qui le possède d’autant mieux qu’ils sont au-dessus de tout soupçon.
L’Homo passiens est une personne. Individué, il se possède parce qu’il s’affranchit de ses souffrances
Lorsque le futur Homo passiens aura conscientisé son inconscient collectif et, qu’il en aura éliminé (exorcisé) les archétypes maudits (démon, esprits maléfiques) pour n’en conserver et développer que les archétypes bénis, lorsque la Rédemption aura culbuté la damnation, la collectivisation consciente sera consciente et, donc, véritable. Dans les mots de Teilhard de Chardin : « Nous approchons nécessairement d’un âge nouveau où le monde rejettera ses chaînes pour s’abandonner enfin au pouvoir de ses affinités internes ». (Citation en exergue)
L’abandon au pouvoir de ses affinités internes n’est possible que pour l’individu individué, individu autonome, capable de liberté, donc capable de juger pour choisir et rejeter. Telle est la véritable collectivisation, la collectivisation consciente, potentiellement inscrite en notre inconscient collectif.
Cet individu(é) aura préalablement brisé ses chaînes. Les chaînes visibles, la psychologie du 20e siècle s’y affaire ; les chaînes invisibles seront l’affaire du 21e siècle. L’Homo passiens va découvrir que ces chaînes sont considérablement plus contraignantes, aliénantes que les chaînes visibles. Il va découvrir aussi que la psychologie du 20e a polarisé son attention sur les visibles pour précisément nier les invisibles. Par ce déni, le psychologue sapiens cherche exaspérément à refouler la souffrance incommensurable contenue dans chaque maillon de ces chaînes. La psychologie du 20e siècle soupçonne cette souffrance, mais elle (p.14) la fuit comme la peste. En effet, si le psychologue sapiens la laissait surgir chez lui et chez son patient, son cabinet se viderait. L’Homo passiens aura le courage de l’affronter et de s’en libérer pour libérer les énergies de la passion des passions : l’amour ou collectivisation consciente.
Par ses chaînes invisibles, l’Homo sapiens est déjà dans le collectif inconscient. Il est ce carrefour occulte, caché à lui-même, marionnette d’un jeu compliqué, mais déchiffrable, de mauvaises influences, de transferts d’énergies déséquilibrées, d’esprits maléfiques qui jouent d’autant mieux en lui qu’il en est inconscient et que ses sorciers le manipulent à distance et en silence. Ces sorciers sont tout aussi inconscients des mauvais sorts et des démons qu’ils envoient, puisque c’est la dimension inférieure de leur inconscient collectif qui agit à leur insu. Ce jeu d’ensorcellement implicite et de possession inconsciente s’articule sur la structure même des lois physiques quantiques e la non-séparabilité de l’énergie, autant des énergies des particules que celles du cosmos, et sur la structure de l’inconscient collectif dont la même non-séparabilité se vérifie par les synchronicités jungiennes. C’est sur ce tissu invisible que chaque Homo sapiens se construit inconsciemment en carrefour d’ensorcellements-possessions.
L’Homo sapiens est, d’abord et avant tout, ses chaînes. Or, ses chaînes l’enchaînent aux autres. Ses chaînes sont donc aussi les chaînes des autres auxquels il est enchaîné. Ces chaînes étant des souffrances refoulées, ou, si l’on veut, des canaux d’énergie déséquilibrée (souffrances), circulant d’un carrefour (individu) à l’autre, lorsque Homo sapiens a mal (maladie physique ou psychique), ce n’est pas seulement lui qui a mal mais son environnement (familial, social). La maladie étant la manifestation d’une souffrance refoulée, ou dysfonctionnalité invisible, elle est donc le symptôme de la dysfonctionnalité du système auquel le malade appartient.
Ce texte provient de Psychologie et chamanisme au 21e siècle, Louise Courteau éditrice, 1999.
Jean-Jacques Dubois Ph.D.
Psychothérapeute, conférencier, auteur,
Codirecteur de l’ermitage Clair-Obscur.
www.ermite.org
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