LE SEL DE MÈRE

Cléo le poisson aimait beaucoup voyager. La nature l’avait doté de nageoires pour qu’il puisse aller rapidement voir ce qui se passait dans le fond des océans.

L’ivresse des profondeurs l’avait souvent attiré, comme s’il sentait dans son cœur que se trouvaient là les secrets du bonheur.

Pour explorer les  mondes sous marins, il avait appris le temps et la patience. Cléo était persévérant et surtout curieux. Il aimait l’eau mais aussi les cieux. Il sentait que dans cet espace sans repère existait aussi un ciel qui avait la tête en bas et il aimait imaginer que des plongées profondes l’emmèneraient dans des grottes inexplorées, vierges de toutes idées sombres et pleine de trésors cachés.

Cléo n’était plus tout jeune et il avait roulé ses écailles dans des eaux de corail où il s’était senti heureux, dans des mers froides où il s’était senti perdu et il avait même vécu quelques aventures qui auraient pu mal finir sur des plages de sable blanc dont rêvent les amants.

Il se souvenait d’avoir nagé dans des eaux non salées, où la vie semblait ne pas avoir de goût. Une vie fade, sans saveur, rien qui ne puisse réjouir les papilles des  humains qui venaient s’y baigner. Il semblait n’y avoir aucun désir de vie, aucune envie réelle et pour combler ce manque, certains mettaient leur grain de sel un peu partout pour se prouver qu’ils avaient raison : ils  croyaient que tout contrôler rendait vivant. Cléo trouvait que cette cuisine n’avait pas d’arôme : ces gens qui salaient systématiquement leur nourriture essayaient-ils  en fait de saler le ventre de leur mère qui ne les avait pas voulus ? Quand Cléo se trouvait dans une mer non salée qui lui disait en fait qu’il n’était pas désiré, alors les cellules de  ses reins sentaient qu’il n’était rien.  Celles de ses surrénales se mettaient à sécréter beaucoup d’aldostérone qui lui permettait ainsi de garder tout le sel en lui. Cela avait le désavantage de créer une importante rétention d’eau mais quel poisson se soucie de ses oedèmes ? Les humains eux avaient l’air extérieurement un peu bouffis tandis que leurs cellules à l’intérieur se flétrissaient en criant leur soif. Mais il est préférable d’avoir trop d’eau salée pour oublier celle de ces mers sans désir qui n’ont pas su faire de compromis face aux promesses inaccomplies. Le sel a traversé le temps avec cette sensation de loyauté car il a le pouvoir de conserver et sceller des amitiés indestructibles. Oedipe sans cesse trahi par des mensonges enveloppés avait les pieds gonflés pour garder en lui le sel de la fidélité. Les sumos en mettent aux coins du ring pour s’assurer d’une purification et de respect dans le combat. Le sel est le feu délivré de l’eau, partie de la mer extraite par le soleil, il est le fils évaporé de la mère par le père. Il est à la fois brûlure violente et purification des esprits déments.

Dans ces mers fades, Cléo souffrait parfois  d’hypertension qui est le signe de cette nécessité de passer en force quand la vie ne vous veut pas, de cette habitude de vouloir concilier l’amour des deux côtés quand le père et la mère se disputent l’enfant comme si ils étaient chez un marchand. Quand dans le corps, le sel s’accumule pour faire face à cette pénurie d’amour gratuit, le potassium son ami s’enfuit à son tour avec ses 19 électrons qui tournent autour de lui pour le faire ressembler au soleil. Il quitte la maison cellule comme si le père n’en pouvait  plus et fuyait lui aussi cette mère sans désir. Comment faire alors pour retenir l’amour quand il part dans des directions  différentes qui s’éloignent sans que les mots  ne puissent  retentir aux oreilles de ceux qu’on aime? Cléo avait des frissons dans le dos chaque fois qu’il arrivait dans ces eaux sans sel.

Il se souvenait de son enfance et de cette chance de pouvoir se fondre dans une mer bien calme où le sel peut  se dissoudre sans danger comme   le Moi se réabsorbe dans le Soi. Il avait goûté cette expérience de fusion intense qui laisse l’empreinte d’une vie unie vers celle qui est matrice de toute chose et qui porte en elle le secret à sa juste dose.  Il n’avait pas été trahi et avait appris l’art du discernement, sachant ne pas tout dire mais sachant aussi parfois révéler ce qui est nécessaire. Les gens à qui l’on ment apprennent à se taire parce qu’ils deviennent méfiants. D’autres sont soumis à des serments inconscients qui les empêchent de révéler leur douleur. Alors le secret se manifeste sous forme de problèmes de sécrétion. Quand il  faut se taire, la source se tarit et les larmes ou la sueur qui toutes deux ont dans leurs eaux du sel plus qu’il n’en faut, s’assèchent pour garder en soi ce secret et laisser sur la peau des sillons arides qui rendent les gens moins sympathiques.

Cléo les aimait beaucoup, ceux que la vie a séchés par manque de saveur ou par amertume exagérée. Pour y pallier, il ne manquait pas une occasion de leur ramener de ses voyages multiples, quelques fleurs de sel ramassées artisanalement dans des marais salants par des hommes aimants. Cette fleur considérée comme un fruit de mer, venait redonner à ceux qui se croyaient fades, un goût de vivre extraordinaire où les compromis riaient avec les exigences, où les mots étaient fluides et précieux, bien dits comme dans une bénédiction qui les plongeaient dans la mer de leur passion. Passion d’aimer sans être obligé de tout garder, rester loyal envers soi même pour ne jamais s’affadir et envers les autres pour maintenir les liens qui tissent la vie. Cléo le poisson voyait ces mots grandir sur les lèvres de ceux qui comme dans un rituel de baptême, goûtaient à la fleur de sel. Et redevenaient ainsi fils du soleil et de la mer.

Isabelle BURNIER
Mars 2006

Prochain cours :
BIOLOGIE DE LA FEMME
QUÉBEC 20 21 MAI

Tel Cléo, je vous propose un voyage sous forme de conte dans le monde de la femme, au fil des différentes étapes de sa vie pour saisir ce que votre corps vous dit.

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