Vacances au jardin d’Éden
Extrait d’un roman coup de poing.
«Elle allait bien, ma vie, à cette époque. Aux abords de la quarantaine, je pouvais jeter un regard satisfait sur les décennies de dur labeur qui m’avaient emmené vers un confort matériel appréciable, une stabilité à laquelle j’aspirais depuis longtemps. Ma carrière de consultant en finances m’apportait un prestige certain ; je vivais dans une belle maison, conduisais une voiture décente, les factures étaient payées à temps, et si j’avais les moyens de prendre des vacances en famille, le temps néanmoins me manquait pour en profiter.
J’avais épousé une femme formidable et eu avec elle trois enfants, ma foi, normaux ; deux filles et un garçon. Eux s’amusaient follement, une fois l’an, au bord de la mer. De l’hôtel, ils me téléphonaient tous les soirs. Seul à la maison après de longues journées au bureau, j’attendais leur appel impatiemment. Leurs voix chantantes étaient un baume. Je dormais toujours mieux après que mes enfants m’avaient communiqué un peu de leur bonheur d’être en congé. C’était tout ce que je pouvais m’offrir avec mon horaire chargé : du repos par procuration. Dans mon réseau professionnel, clients et collègues applaudissaient mon zèle. Au terme de chacune de mes semaines de soixante-dix heures de travail, parfois plus même, je me délectais de leur admiration.
Oui, ma vie allait bien à cette époque. N’importe quel regard extérieur l’aurait confirmé. Et un jour, me disais-je, un jour j’aurais plus, j’aurais mieux. Je pourrais me reposer et jouir du fruit de mes efforts. Un jour, les enfants seraient grands, et ma femme et moi partirions faire le tour du monde en voilier, ou achèterions une maison de campagne où couler d’heureux jours, en toute tranquillité.
C’est au moment précis où cette idée s’installait durablement dans mon esprit que j’entendis pour la première fois une voix bien réelle, trop réelle, s’adresser à moi sur un ton à la fois rieur et péremptoire.
C’était un soir humide du début de l’été. J’en étais à la moitié de ma promenade nocturne quotidienne. Quelques semaines auparavant, mon médecin m’avait recommandé de marcher tous les soirs après le souper, afin de diminuer le risque de développer une cardiopathie. Le stress, dans ma vie, prenait apparemment plus de place que mon épouse dans notre lit…
À mi-parcours donc, dans l’obscurité de la rue endormie, me tirant de mes éternelles ruminations, une voix surgit de nulle part.
– Vous êtes incroyable ! cracha l’inconnu, un rire narquois dissimulé sous ses mots.
Je tournai la tête d’un côté, puis de l’autre.
– Qui est là ? !
Silence. Pas un froissement de vêtement, pas un bruit de pas, pas une respiration, que la mienne qui s’accélérait.
– Et vous vous targuez, reprit la voix méprisante, d’être doté de la capacité de penser…
Cette fois je distinguai une forme sur le trottoir. Quelqu’un se tenait là, dans le noir. Une étrange lueur se dégageait de sa silhouette floue. Il m’apparut que c’était un homme de petite taille portant une robe de moine. Mais peut-être que j’invente ; mes souvenirs de ce moment, si intenses, ont eu bien le temps de se déformer. Étrangement, je n’avais pas vraiment peur. J’étais plongé si profondément dans mes pensées, cloîtré si hermétiquement dans ma tête que cette apparition semblait appartenir à mon terrain de jeu mental, non au monde réel. J’ai cru que j’avais moi-même créé ce personnage de science-fiction.
Je refusai d’abord de répondre. J’étais un esprit cartésien, bon sang, un homme instruit. Je n’allais tout de même pas me mettre à discuter avec une apparition ! C’était la fatigue, tout simplement. Quelque chose que j’avais mangé. Le stress. Inspirant prudemment, je me remis lentement en marche. La forme se mit aussi en mouvement, au même rythme que moi. Au bout de la rue se trouvait un grand parc, piqué de hauts bosquets d’arbres et parsemé de lampadaires. Si je parvenais à m’y rendre, me dis-je, au moins je verrais plus clairement mon interlocuteur, qui qu’il fût.
J’atteignis le parc et m’approchai d’un banc. Le petit être s’immobilisa à mon côté. Même dans la lumière dorée du lampadaire, ses traits demeuraient indistincts. Son visage était, comment dire, banal. Rien qui s’y démarquât. Le genre de bouille facile à oublier. Cependant il s’agissait bien d’un homme, d’un humanoïde tout au moins. « Ça y est, je deviens fou. J’entends des voix… et je leur donne même une forme physique », pensai-je alors. La créature s’esclaffa.
– S’il vous rassure de le croire, allez-y ! Ha ! ha ! Vos croyances sont si banales, vous, les humains. Vous pataugez en rond dans la même mare depuis des siècles et des siècles, vous menez vos petites existences pathétiques, enfermés dans un carcan, convaincus de « faire ce que dois » ! martela-t-il en agitant, sarcastique, un index autoritaire. Il me contempla un moment sans rien dire, puis ajouta, adouci :
– Pourtant, des autres peuplades de l’univers, toutes, sans exception, souhaitent ardemment obtenir ce que vous possédez.
Il y eut alors un long silence. Je dus admettre que j’étais intrigué. Ça ne faisait pas très sérieux, tout ça, mais je décidai néanmoins d’accepter de participer à la conversation. Il n’y avait personne au parc, personne dans la rue. Si je me ridiculisais, il n’y aurait que moi pour m’en apercevoir. Je pris place sur le banc. L’apparition resta debout.
– Et que possédons-nous donc de si précieux, nous, les humains ? tentai-je, d’une voix moins ferme que je l’aurais souhaité.
– En tant que protecteur officiel de votre développement personnel, je préfère éviter, pour le moment, de vous donner des renseignements qui pourraient vous troubler. Maintenant qu’il s’était manifesté, répondre à mes questions aurait été la moindre des choses…
– Que me voulez-vous, alors ?
– Je suis ici pour vous tirer de cette ronde infinie et gazante qu’est devenue votre existence.
« Wow ! songeai-je. Pour un jugement choc sur ma vie, c’est réussi ! »
– Qui êtes-vous ?
– Satya, à votre service. Satya, comme dans l’oeil de Satya. Le dieu mythologique à la tête de faucon, dont les yeux représentaient à l’origine le Soleil et la Lune. Vous voyez ? L’Égypte, les pyramides, le Sphinx et Pythie… En fait, Pythie était autrefois mon nom. Du lieu même où le dieu Apollon tua le serpent Python.
Je grimaçai. Trop d’informations à la fois.
– Alors… vous êtes un genre d’ange gardien ?…
– Pas vraiment. Pour employer une analogie qui vous soit accessible, je fais ma thèse de doctorat. Je m’adonne, avec grand plaisir je dois dire, à des études avancées sur des phénomènes particuliers.
– Vous êtes ici pour étudier les humains ?
– Indirectement. Je m’intéresse aux cas spéciaux, plus particulièrement à vous. J’ai choisi de vous étudier, monsieur Sinclair, spécifiquement. Vous, assoiffé, obsédé ès succès. Vous avez mené jusqu’ici une existence tout à fait conforme aux attentes de votre époque, vous avez acquis toutes ces bagatelles qui, aux yeux de vos semblables, font de vous un individu respectable, et vous êtes embourbé jusqu’au cou dans une bouillie putride faite de vaines certitudes. Je ne pouvais trouver meilleur candidat.
Je fronçai les sourcils et hochai la tête un moment, absorbant les paroles de mon interlocuteur.
– Dites, fis-je enfin, pour une soi-disant créature mythologique, vous ne manquez pas de culot !
– Je n’ai pas choisi d’être ici. C’est vous qui m’avez convoqué…»
Extrait du nouveau roman de Pierre Morency, Vacances au jardin d’Éden.
Vacances au pays d’Éden par Pierre Morency, publié aux Éditions de l’Homme
264 pages
ISBN : 9782761938921
Date de parution : Octobre 2013
http://www.editions-homme.com/vacances-au-jardin-eden/pierre-morency/livre/9782761938921