Un matin comme les autres
Un matin de novembre, quelque part dans une ville du sud de la France… Le ciel est d’un petit bleu délavé et la fraîcheur de l’air semble anesthésier les rares passants qui traînent sur les trottoirs. Tout à l’heure encore, il y avait un léger brouillard et on distinguait à peine l’extrémité du stationnement de l’hôpital.
Quant à moi, j’attends. Oh, à franchement parler, je n’attends pas vraiment, non… Je veux dire, pas dans mon corps de chair. C’est celui de ma conscience, de mon âme si vous préférez, qui est venu se placer là, à un coin de rue, près d’une enseigne lumineuse rouge et blanche indiquant “ Urgences ”.
Il n’y a pas d’urgence, pourtant, personne de blessé que je connaisse au point de m’attirer là. Personne de blessé, non… Tout au moins, en apparence.
Je sais seulement que dans quelques instants un homme et une femme vont pousser la grande porte de verre de l’hôpital, descendre les quelques marches de ciment de son perron puis rejoindre leur voiture sagement alignée auprès des autres. Ce sera un bien jeune couple, dans les toutes premières années de la vingtaine.
En vérité, de l’un comme de l’autre, j’ignore pratiquement tout. J’ai appris qu’ils sont tous deux étudiants, lui dans une discipline scientifique et elle en psychologie. Cela fait un peu moins d’un an qu’ils se connaissent. Je sais aussi qu’ils se sont rencontrés un soir de fête chez une amie commune. C’était l’Épiphanie. Il a tiré la fève, on lui a posé la couronne de carton doré sur la tête et il a dû choisir une reine.
Voilà… Cela a commencé de cette façon, comme des centaines de milliers d’autres histoires d’amour du monde. Une histoire à la fois belle et simple. Ils se sont aimés tout de suite. Un sourire, un regard… et leur vie est partie à deux cents à l’heure, dans la même direction.
Ce que je sais encore ? Oh, vraiment pas grand chose ! Simplement qu’ils ont fait comme beaucoup, qu’ils ont eu peur de ce qui leur arrivait et qu’ils ont préféré, d’un accord tacite, ne pas trop s’engager et continuer à vivre chacun de leur côté, lui dans sa chambre sur le campus universitaire et elle dans le deux-pièces meublé que ses parents peuvent encore lui payer jusqu’à l’an prochain.
Pourquoi suis-je là à les attendre, alors ? Parce que leur passion a finalement eu raison de leur prudence d’amoureux “ raisonnables ”. Émilie – c’est son nom – s’est retrouvée enceinte, il y a deux mois. Ce n’était pas son premier amour, elle était pourtant prévenue mais…
Sitôt le choc de la nouvelle puis une sorte d’incrédulité, il y eut un début de panique. Était-ce certain? Que fallait-il décider ?
Après la trop longue attente d’un rendez-vous médical, après la confirmation du diagnostic, enfin après deux bonnes semaines d’hésitation, la décision fut prise. Pierre, “ l’ami ” d’Émilien était parfaitement d’accord. Ils ne le garderaient pas.
Oui, c’est pour cela que je suis là, ce matin, à les attendre à la sortie de cet hôpital. Certes pas pour aller fouiller dans les secrets de leur intimité, mais pour soulever avec pudeur et respect un autre coin du grand voile de la Vie, de cette Vie majuscule et mystérieuse qui nous dépasse encore par bien des aspects.
Dans mon attente, je pense à la délicatesse de la tâche qui m’est confiée, à ce regard si inhabituel que je vais tenter de poser sur l’autre versant de la grande scène de nos existences, là où les rôles se distribuent.
Ça y est… La grande porte de verre vient d’être poussée. Elle réfléchit un rayon de soleil et Émilie apparaît, plongeant les mains dans sa veste bleu marine alors que Pierre surgit de l’ombre, derrière elle, l’air un peu absent.
Leurs voix me parviennent du dedans. Elles se veulent fermes et fortes tandis que je cesse mes réflexions pour mieux tout graver dans ma mémoire.
Émilie cherche un instant l’épaule de son compagnon mais celui-ci reste gauche. Il laisse tomber le livre qu’il tenait à la main et finalement demeure en arrière cependant qu’elle presse le pas vers leur véhicule.
Pierre ne sait que faire. Il bredouille vaguement trois mots que je ne capte pas. À vrai dire, il paraît beaucoup plus fragile qu’elle, dans ses jeans un peu trop grands et ses grosses chaussures de sport. La voilà qui est déjà dans la voiture alors que lui ramasse pour la deuxième fois son livre. Enfin, il parvient à se mettre au volant.
Bref instant de silence dans l’habitacle du véhicule. Pierre et Émilie s’embrassent du bout des lèvres et voilà… Le contact est mis, le moteur ronronne, ils s’éloignent dans un crissement de pneus pour rejoindre chacun leur vie. Maintenant, ils ne sont plus que deux, c’est bien sûr…
Moi, de mon côté, je continue de rester immobile et ouvert près de l’enseigne des urgences. Comment procéder ? Ce n’est pas pour assister à cette scène peut-être touchante mais, somme toute, banale que j’ai projeté ma conscience jusqu’à ce lieu. J’ai un but : rejoindre la présence qui vient d’être expulsée, aspirée hors du ventre d’Émilie.
Qui est-elle et que vit-elle, cette présence ? Je ne peux croire qu’elle ne signifie rien ou pas grand chose, qu’elle ait surgi de nulle part puis s’en soit retournée évidemment vers ce même nulle part. Si elle pouvait me dire… me raconter son chemin, me parler de l’itinéraire inconnu de ceux qui, un jour, pour mille raisons différentes, ont vu la porte de notre monde se refermer brusquement devant eux.
Ma méthode sera simple, habiter pleinement mon âme et dilater mon cœur tout en veillant à ce que ma lucidité ne fléchisse pas. C’est de cette façon qu’avec mon corps de lumière, je me propose d’enregistrer le film du témoignage à offrir et que voici…
Pas de tension en mon être, pas même une volonté de diriger quoi que ce soit dans ce que je souhaite voir se passer. Je me laisse progressivement absorber par l’ambiance de l’hôpital, par tout ce qui bouge et qui respire intimement, non pas au-dedans de ses murs de béton, mais au-delà de ceux-ci. Derrière la lumière des blocs opératoires, derrière celle des couloirs et des chambres où l’on s’interroge.
C’est ainsi qu’il me semble m’élever dans les airs… Le grand stationnement de l’hôpital avec ses voitures endormies s’estompe doucement et je ne suis bientôt plus qu’au sein d’une lumière blanche. Cette dernière est comme une matière, j’aurais presque envie de dire… une matrice. Des formes indistinctes et timides me frôlent, des chuchotements se font entendre. Moins que des murmures… Des caresses de pensées à peine formulées, questionnantes et inquiètes.
Je me trouve à la frontière entre deux mondes. Celui que l’on dit des vivants, le nôtre, et l’autre, celui de derrière le miroir, où l’on se sent tout aussi vivant.
Je n’ai plus qu’à attendre et à espérer. Pour que le contact s’établisse, je dispose d’une possible petite clé : Je vais juste me représenter intérieurement les visages de Pierre et Émilie. Si ma démarche est juste, leur image en mon esprit sera le fil d’Ariane qui me mènera à la présence… ou conduira celle-ci jusqu’à moi.
La voix s’est arrêtée là, incertaine et comme si elle s’était elle-même soudain censurée. Je me mets alors à chercher dans la lumière jusqu’à me plonger plus encore dans ce que j’appellerais les interstices de sa substance laiteuse. Je sais que j’ai maintenant pénétré dans un espace mental, celui de l’être que je cherche et qu’il me faut apprivoiser en tendresse.
Un long moment se passe puis, autour de moi, l’océan de lumière se fait un peu plus léger, moins compact.
Quelque chose en émerge alors progressivement et commence à occuper tout mon champ de vision. C’est un regard ! Un beau grand regard bleu… presque pas humain, dirait-on. À la fois très familier et totalement étranger… Je l’observe. Il essaye de sourire, cependant quelque chose se contracte en lui. Il ne le peut pas.
Voilà… Nous en resterons là pour aujourd’hui. Je n’insisterai pas. D’ailleurs, le regard de Florence s’éteint de lui-même. Il se replie tel un éventail dans cette clarté souffrante qui nous a réunis l’espace de quelques instants.
Florence… C’est donc à toi que la Vie a confié la difficile tâche de nous guider sur le chemin de ceux que j’ai appelés les “ non désirés ” …
Le livre
Avec la méthode de travail qui lui est propre, l’auteur s’attache donc ici à aller à la rencontre de quelques âmes face auxquelles, pour des raisons diverses, des corps maternels se sont fermés… ou n’ont pas pu s’ouvrir.
Comment ces âmes “ non-désirées ” ont-elles vécu et compris le rejet? Leur souffrance a-t-elle un sens? Enfin, de part et d’autre du rideau de la vie, comment dès lors se reconstruire… puis construire? Explicatif et déculpabilisant tout en demeurant responsabilisant, le “ Non désiré ” a le mérite d’aborder d’une façon totalement nouvelle et aimante quelques-unes des épreuves les plus intimes qui puissent toucher aujourd’hui un nombre croissant de femmes… et de couples.
ISBN 2-922397-14-9
L’auteur
Daniel Meurois-Givaudan est l’auteur et le coauteur d’une vingtaine d’ouvrages dont la plupart sont rapidement devenus des best-sellers. Ses livres, dont il existe déjà plus de soixante traductions en quinze langues étrangères, constituent de véritables témoignages vivants et éminemment actuels sur la pluralité des mondes.
Éditeur
Le Perséa