Marshall Rosenberg : La Communication non violente
Que ce soit au quotidien dans les rapports familiaux ou professionnels ou à plus large échelle dans des interactions politiques, économiques ou sociales, la violence naît de l’absence de bienveillance à l’égard de soi-même et des autres.
« TOUTE critique, tout jugement à l’égard d’autrui n’est que l’expression d’un besoin non satisfait.» Telle est la conviction de Marshall B. Rosenberg, psychologue américain fondateur de la «communication non violente» (CNV). La CNV est actuellement considérée comme une méthode qui a fait ses preuves dans le domaine de la résolution de conflits: bien comprise et appliquée selon quelques règles fort simples, elle offre les moyens de désamorcer rapidement le processus de la violence et permet à la personne «agressée» de se connecter réellement à son interlocuteur (agresseur).
Le langage «girafe»
«Tu fais exprès de rentrer toujours aussi tard et de me faire attendre avec le souper», fulmine l’épouse excédée.
«Vous pourriez arrêter de me sonner toutes les dix minutes alors que vous savez très bien que je suis débordée», explose l’infirmière face au patient.
«Lui? De toute façon ce n’est qu’un malade mental», affirme cette jeune femme après une altercation avec son père.
Toutes ces phrases sont l’expression d’une relation biaisée à l’autre, basée à la fois sur des rapports de pouvoir et sur une insatisfaction latente. Marshall Rosenberg appelle ce type de rapports le «fonctionnement chacal», c’est-à-dire un fonctionnement fondé sur l’attente, le contrôle et la culpabilisation. «Je veux que tu fasses ce que j’attends de toi, sinon cela signifie que tu ne m’aimes pas» est un exemple-type de ce schéma de fonctionnement.
Au chacal, on peut par contre répondre en langage « girafe », cet animal symbolique ayant été choisi parce qu’il est le mammifère doté du cœur le plus gros. Le langage «girafe» est un langage de bienveillance, de non jugement et d’empathie par lequel on se met à l’écoute de ses besoins profonds et de ceux de son interlocuteur.
La démarche de la CNV
La démarche de la communication non violente se résume en quatre points:
Le premier point mérite quelques explications, car nous avons tendance à procéder à des évaluations plutôt qu’à des observations. A titre d’exemple, quelques phrases que l’on entend fréquemment:
Chacune de ces affirmations comprend une évaluation. Voici ce qu’elles donneraient s’il s’agissait vraiment d’observations:
Je réagis à ce comportement par un sentiment. Ici, il importe de ne pas se tromper sur ce qu’est un sentiment et de veiller à ne pas utiliser des mots qui sont en réalité des interprétations de ce que l’autre nous fait ou des jugements que l’on porte sur soi.
En disant «je dois souvent t’attendre lorsque je viens te chercher», je peux me sentir énervé, ennuyé, contrarié, chagriné, amer ou encore résigné, soit.
Mais si j’ai l’impression d’être déconsidéré, ignoré, méprisé ou négligé, je me livre à une interprétation de l’attitude de l’autre qui n’est peut-être en rien conforme à la réalité.
Je cerne les besoins, désirs ou valeurs qui ont éveillé ce sentiment. Dans la situation évoquée ici, la personne aurait simplement besoin de ne pas perdre chaque jour son temps à attendre. Une fois ce besoin identifié, la demande sera facile à formuler: «Je souhaiterais que tu sois à l’heure lorsque je viens te chercher, parce que cela m’ennuie de perdre mon temps.»
Le pouvoir des mots
La Communication non violente est fondée sur l’idée que les rapports de pouvoir entre les êtres humains n’ont aucune raison d’être. Malheureusement, l’immense majorité des gens ont été éduqués conformément à un moule dans lequel tout était soumis à des rapports de pouvoir – celui-ci étant incarné par différentes autorités. Parents, école, église, armée, parti politique, monde professionnel : partout les rapports sont hiérarchisés et le fonctionnement des diverses institutions est calqué sur un schéma identique : ce que l’on fait est juste ou faux, bien ou mal, stupide ou intelligent, permis ou défendu.
«Nous vivons ainsi notre vie avec des schémas plein la tête; ceux-ci font de nous des marionnettes, des morts-vivants. Incapables d’écouter nos besoins profonds et ceux des personnes que nous sommes amenés à côtoyer, nous ne pouvons que cataloguer, critiquer, juger et nous enfermer nous-mêmes dans un monde de chacals», argumente Marshall Rosenberg.
Or comment peut-on dire qu’une action est juste ou fausse? La seule question pertinente à se poser est de savoir ce qui a motivé cette personne à choisir tel ou tel comportement dans une situation donnée. Les mots que l’on prononce peuvent ériger des murs entre les gens; ils peuvent aussi ouvrir des fenêtres et rendre la communication non seulement possible, mais enrichissante pour les deux parties.
Changer d’oreilles
Au cours des nombreux séminaires et cours qu’il organise dans le monde entier, Marshall Rosenberg illustre ses propos en utilisant des «oreilles de girafe» et des «oreilles de chacal» qu’il met sur sa tête au moment où il interprète l’une ou l’autre attitude. Les oreilles de girafe sont de grandes oreilles attentives et ouvertes, qui savent
déchiffrer un besoin au-delà des mots. Alors que le chacal n’entend que la critique et réplique du tac au tac, provoquant l’engrenage de la violence. Ainsi lorsque l’infirmière dit au patient «vous pourriez arrêter de me sonner toutes les dix minutes, alors que vous savez très bien que je suis débordée», le patient, au lieu de se sentir agressé et dévalorisé, peut entendre derrière cette remarque: «je suis épuisée, cela me peine de ne pouvoir répondre à votre demande, mais j’ai besoin d’un peu de répit».
Cette nouvelle manière d’écouter porte ses fruits, comme l’illustrent les différentes situations évoquées dans cet article.
L’inutile punition
Les principes de la CNV sont applicables à tout moment dans des situations quotidiennes pas forcément dramatiques, où ils peuvent contribuer à faciliter les relations humaines. Mais cette méthode porte également ses fruits dans de multiples domaines où l’on a parfois l’impression d’être dans l’impasse. Marshall Rosenberg intervient régulièrement en tant que «diplomate de la paix» dans des régions du globe où des populations s’entre-déchirent (Moyen-Orient, Europe de l’Est, Afrique) ou auprès de groupes de population dits «à problèmes», jeunes marginalisés, prisonniers ou encore pédophiles. Son rôle consiste alors à confronter les acteurs du conflit, par exemple l’assassin avec le conjoint ou le parent de la victime. L’objectif étant de permettre à l’un et à l’autre d’écouter et de parler «en girafe», de se connecter aux besoins de l’autre qui ne sont la plupart du temps que l’expression d’une souffrance et d’un désarroi profonds.
«On entend souvent dire qu’il ne sert à rien de punir, et on sait que c’est vrai.
Et pourtant, nos sociétés ne connaissent que ce mode de fonctionnement. Les prisons américaines (parmi d’autres) sont pleines à craquer, et nul ne sait que faire de ces détenus. Le bon ordre moral veut que le malfaiteur soit châtié: mais c’est totalement inutile», constate Rosenberg.
Il en va de même pour l’école: plus la discipline est «de fer» et plus les insoumis sont «corrigés», plus les chances de voir les rapports de violence s’installer sont grandes. Conscients de cette réalité, plusieurs pays ont déjà ouvert des écoles entièrement fondées sur les principes de la CNV, en Israël, en Palestine, en Italie, en Serbie et aux Etats-Unis.
Ne pas confondre: empathie et syndrome du sauveteur
Dans la démarche de la communication non violente, un élément primordial entre en considération, à savoir l’empathie. Ce terme a été utilisé un peu à toutes les sauces depuis plus d’une décennie et a donné lieu à de fausses interprétations.
Première règle d’or: «Lorsqu’on cherche à se mettre dans le rôle du guérisseur, on bloque la guérison.» La véritable empathie consiste à se dégager de la responsabilité de la douleur de l’autre et de la responsabilité de devoir guérir la douleur de l’autre. Pour qu’il y ait une connexion empathique, toute pensée doit être absente, seul importe le moment présent.
«Ma formation de psychologue clinicien m’a desservi dans ce domaine, parce qu’on m’avait appris à analyser. Lorsque j’ai découvert la puissance de l’empathie, je travaillais dans un hôpital psychiatrique. J’ai alors simplement cessé de lire les dossiers des patients», relève Marshall Rosenberg.
Une attitude empathique n’implique nullement qu’il faille parler, questionner. Un regard sans crainte, sans reproche suffira, tandis qu’on focalisera son attention sur le cœur de la personne, uniquement. Le sentiment de bien-être qui s’installe chez celui qui reçoit de l’empathie lui permettra alors d’exprimer besoins et demandes.
Une question d’éthique
Dans son introduction au livre de Marshall Rosenberg (lire encadré), Charles Rojzman écrit ceci: «Aujourd’hui, face aux dangers qui nous menacent, une nouvelle éthique est nécessaire: l’éthique du souci de soi, des autres, de tous les êtres vivants qui demandent à être protégés et soignés. D’une éthique de la responsabilité, de la sollicitude et de la compassion. Il nous faut comprendre que les changements institutionnels, politiques, économiques, si nécessaires, ne seront possibles que dans la mesure où les êtres humains accéderont à l’autonomie et à la responsabilité.»
Faire connaître la CNV et l’appliquer à l’ensemble de nos relations, c’est faire un pas vers un mode de vie dont les critiques, jugements, étiquettes, les «toujours» et les «jamais» sont bannis. C’est choisir un art de vivre qui permet d’écouter les autres sans ennui, sans colère, mais avec bienveillance et plaisir.
Pour en savoir plus
Atelier le 27 octobre : Atelier