CHRONIQUES DU FAR WEST

Je n’en ai pas fini avec ce Sud-Ouest américain rugueux et caressant comme une barbe de macho. Voici donc une autre histoire du pays des rêves, des piments et des coyotes.

Mémoire courte ! Extrait de : La Déesse et la Panthère (Ed. Du roseau)

Nous sommes à Chaco Canyon, dans un désert de roches et de sable. J’accompagne John Stokes, traqueur d’animaux formé par les aborigènes australiens. Deuxième jour de l’expédition: le soir, vers 10 heures, on prend nos cliques et nos claques, nos lampes de poche et nos couvertures et on va prier dans une immense kiva. Les kivas sont des chambres cérémonielles construites il y a plus de 1000 ans par les Indiens Anasazi, les ancêtres des Pueblos et des Hopis. Elles sont généralement interdites au public. Celle-ci est immense: un trou rond d’environ 300 pieds de circonférence et 25 pieds de profondeur. On descend plusieurs marches et on se disperse silencieusement le long des murs de cette sombre chambre sacrée. L’ouverture forme un cercle parfait et le ciel étoilé se découpe comme un dôme au-dessus de nous. La chambre où nous sommes est en fait un observatoire solaire et lunaire qui étonne les scientifiques actuels. Les Anasazis étaient, croyons-nous, des primitifs. Que veut dire au juste «primitif»? J’imagine mal des rustres construisant de tels lieux de contemplation de la beauté.

En entrant dans ce lieu, on a franchi une frontière invisible mais palpable, on a mis le pied dans un autre monde qui n’est pas régi par les mêmes lois que celles du marché. On a traversé le temps. Les Anciens sont parmi nous. Mes compagnons et moi sommes silencieux, mais il est clair qu’en ce moment on s’élève ensemble, peu importe nos croyances.

Mary, la quarantaine avancée, souffre depuis plusieurs années d’une terrible douleur au dos. Elle a décidé de faire cette expédition malgré son mal, malgré le camping sauvage. C’est une spartiate. Cette nuit-là, au retour de la kiva, on gèle! Le thermomètre descend à 29 °F.  Pendant son sommeil, elle rêve que John vient la trouver et place sa main sur le bas de son dos. Elle sent son mal se dissoudre dans la main de John. Elle se réveille le lendemain et, pour la première fois depuis des années, n’éprouve plus aucune douleur. Elle en pleure. Mystérieuse guérison! On est tous là à l’écouter silencieusement, on n’a pas grand chose à dire. Elle remercie John.

À Corrales la semaine suivante, au cours d’un dîner composé de burritos et de fèves noires, Stokes nous parle à nouveau de son training avec les aborigènes. Les aborigènes disent que certains chamanes travaillent mieux la nuit quand ils rêvent. Qu’ils ne voyagent pas juste dans leurs rêves mais peuvent aussi pénétrer ceux des autres. «John! Mary n’a plus eu mal de la semaine. Est-ce possible que tu aies voyagé dans le rêve de Mary?» Il en doute. En fait, il ne le sait pas. Les aborigènes disent aussi que la formation spirituelle d’un homme à l’esprit élevé consiste pour l’essentiel à se souvenir. Ils croient non seulement que nous avons oublié l’essentiel, mais que nous avons oublié que nous avons oublié. Un jour, plus jeune, j’avais fait un rêve: je tuais quelqu’un et je l’enterrais dans le sable. Tellement bien que j’avais oublié où je l’avais enterré. Tellement bien que (dans le rêve) j’en arrivais à oublier que j’avais tué quelqu’un…

Des paysages sacrés comme Chaco Canyon ont une fonction de rappel pour l’homme des grandes villes. Ils déterrent nos morts. Ils amplifient nos rêves. Ils éveillent dans nos os l’écho du passé. Ils nous rappellent que nous sommes beaucoup plus vieux, que nous avons beaucoup de connaissances secrètes, que nous avons simplement oubliées.

Qu’est ce qui fait qu’un endroit est sacré? C’est une question de beauté et de sens. Ce soir-là la beauté nous a ouverts. Et soudain, pendant un moment de chance incroyable, les questions se sont évanouies… L’espace de quelques secondes, là, debout, totale, je me suis rappelée qui j’étais!

Paule Lebrun est journaliste et fondatrice de HO rites de passages. HO  offre régulièrement des voyages initiatiques dans le Sud-Ouest américain. Le prochain voyage, l’Envol de l’aigle, aura lieu  le 30 septembre,  en territoire navajo et au Grand canyon.

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