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Larmes

Ce prof d’université a 50 ans et il a rompu avec sa petite amie l’an dernier. Lui qui est sportif, intello, plutôt sûr de lui, un peu macho sur les bords, s’est mis à pleurer comme jamais dans sa vie.

Extrait de : La Déesse et la Panthère (Ed. Du roseau)

Ce fut le commencement d’une étrange descente qui dura un an et dont il émerge à peine. Il ne se sentait pas en dépression (dit-il), mais les larmes tombaient en abondance, incontrôlables. L’immense misère humaine, la sienne autant que celle des autres, le submergea. Il se sentit dans un territoire nouveau et totalement inconnu. Il éprouva le besoin de rencontrer quelqu’un de plus âgé que lui. Qui? Cet athée se retrouva finalement à la trappe d’Oka avec ce vieux moine aux yeux pénétrants. («On me dit que je suis le meilleur météorologue de la trappe», dit le vieux moine en riant. «Mais moi, tout ce que je fais c’est d’aller à ma fenêtre et de dire: “Ah! Tiens! Il pleut! Ah! Tiens! Il fait beau!”») Pour le vieil homme, ces larmes étaient le début du chemin spirituel. Mon ami comprit peu à peu que, dans sa détresse, il était en train de faire ses premiers pas sur le chemin de la compassion. «Brise mon cœur pour qu’il ait accès à l’amour sans limites» (poème soufi).

Un homme que j’aime laissa couler une larme. L’homme laisse couler une larme. Tout l’être de la femme immédiatement se détend, se déploie en douceur, s’irrigue, son cœur s’ouvre, son âme est repue, ses yeux deviennent clairs et voient. Qu’y a-t-il dans cette seule larme de l’homme qu’elle aime qui étanche sa soif à elle, qui dissipe la brume, la rend une et vibrante? C’est mystérieux.

«Quand un homme fait face à sa blessure, les larmes viennent naturellement et ses appartenances extérieures et intérieures deviennent plus fortes et plus claires. Cet homme devient son propre guérisseur. Il n’est plus isolé de son Soi profond. Il ne demande plus à la femme d’être son analgésique.» (Clarissa Pinkolas Esses). (Ne plus être l’analgésique du bien-aimé: l’ultime cadeau pour une femme. Et en même temps, elle est terrifiée. «Car alors, quel rôle me restera-t-il?» dit-elle tout bas.) D’après Clarissa Pinkolas Esses, les larmes véhiculent un pouvoir créatif. Dans la mythologie, le don des larmes engendre une immense création et une union des cœurs; dans le folklore herboriste, les larmes réunissent, solidifient entre eux les éléments, joignent les âmes. Dans les contes de fées, quand les larmes sont jetées, elles font peur aux voleurs et amènent les rivières à couler. Quand elles sont appliquées sur les yeux, elles guérissent et restaurent la vision. Pinkolas Esses parle du pouvoir des larmes dans son magnifique livre Women Who Run With Wolves. J’ouvris le livre à cette page et le texte venait juste d’être écrit pour celle qui ouvrait le livre à ce moment-là.

L’an dernier, à la même époque, je rencontrais l’Africain Malidoma Somé sous l’un des gros pins à l’Omega Institute (Guide Ressources, mars 1994). À la question «Qu’avez-vous à apprendre à l’homme blanc?» il répondit simplement: «L’art de pleurer.» Silence. Il ajouta: «Vos hommes sont un lac de larmes non versées.» Puis il parla de la dette de larmes que nous accumulons comme Occidentaux, tous ces génocides, ces destructions massives où les morts ne sont pas pleurés par les vivants. Une énorme dette de larmes qui, comme une dette de gouvernement, sera transmise à l’autre génération et devra tôt ou tard être versée. Curieusement, Uncle Jimmy, l’aborigène australien qui servait de mentor au traqueur américain John Stokes (Guide Ressources, novembre 1993), lui avait dit quelque chose de similaire: «Retourne en Amérique et va leur apprendre ce que je t’ai appris. Et dis-leur qu’avant de rire il faut savoir pleurer!» Je tiens cette histoire de John Stokes lui-même. Larmes. Voyez-vous ce qui se tisse ici à travers ces bouts d’anecdotes si on accepte d’en suivre le fil conducteur? Larmes masculines, larmes collectives, où sont passées nos larmes? Absence de larmes, absence de vision, pleurer pour une vision, pleurer nos morts, larmes régénératrices, Amérique en pleurs… Les innombrables images des innombrables Rwandais nous ont interpelés pendant des mois: «S’il vous plaît, pleurez- nous!» Une seule larme de vivant peut étancher la soif d’un moribond et justifier sa vie. Chez les Dagara d’Afrique, on considère que les larmes des vivants forment une rivière sur laquelle peuvent voyager les morts. Sans les larmes des vivants, les morts s’accrochent et n’en finissent plus de partir.

Beaucoup d’entre nous sentent le besoin secret de pleurer ces jours-ci. Mon ami G. qui vit en Asie me raconte que lorsqu’il entend à la radio que des enfants sont morts dans une guerre quelconque, il fait un petit rituel avant de s’endormir le soir. lI voit le champ de bataille où ça s’est passé, il accompagne un à un les enfants dans leur agonie comme un ange immobile et amoureux, et pleure tant qu’il le peut la mort de chacun, individuellement, jusqu’à ce que le sommeil le saisisse. Mon ami G. qui a lui aussi plus de 50 ans, qui sait être à ses heures un joyeux cynique et qui était un peu rond le jour où il m’a raconté cette histoire.

Paule Lebrun est  journaliste, écrivain et une pionnière au Québec dans le domaine des rites de passage. Elle est depuis 13 ans, directrice de HO École Québécoise de Rites de Passage, spécialisée dans les séjours thématiques dans le désert et les canyons d’Arizona ou dans la nature sauvage du Québec. Le prochain atelier, la Passion d’écrire, aura lieu du 14 au 22 avril 2006  en Arizona.

Pour nos autres activités, consultez notre site web :  www.horites.com

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