AU NON DU PÈRE
Elle était allée à l’école, avait visité des pays lointains; elle avait croisé nombres de sages dans des cathédrales pour pouvoir quitter la cellule familiale. Mais le roi son père qui était un homme bon, avait oublié un jour de lui dire NON. Alors elle se posait sans cesse des questions, rêvait de courir dans le monde, et de voir des gens qui sentaient bon le vivant. Bref, elle ne voulait plus être une enfant.
« Mais comment faire ? » disait-elle chaque soir dans ses prières.
On lui envoya le Dieu poivre et sel qui avait le secret et le piment pour faire grandir les enfants. Il alla la trouver pendant la nuit et à l’oreille lui demanda d’organiser un bain avec son père, comme quand elle était petite. La fillette était toute étonnée de proposer à son père de se baigner nu avec elle dans une vasque dorée. Mais quand on demande au ciel de nous aider, il faut ensuite accepter les conditions. Le roi fut ravi, un peu surpris et accepta la requête de son enfant chéri.
Le samedi suivant, quand il eut fini son travail, il décida de prendre un bain avec sa fille. Il faisait très beau ce jour là et les odeurs du jardin étaient un pur délice qui s’ajoutait aux sels du bain. Ils jouèrent avec la mousse, inventèrent des îles sous marines où se cachaient des pirates et coulèrent quelques navires chargés d’or et d’épices. Le bain se mit à sentir la cannelle, le musc et autres arômes qui chatouillaient leurs narines et laissaient sur leurs peaux des traces d’huiles fines.
– dites moi mon père le roi, quand pourrais je aller vivre dans le monde avec les gens qui n’ont pas peur de leur ombre ?
Surpris, le père réfléchit puis lui répondit :
– je ne sais pas si le monde du dehors est vraiment pour toi. Tu serais mieux ici à rester près de moi, je pourrais voir tes boucles blondes grandir et laisser la femme en toi s’épanouir loin de tous les dangers du monde. Tu es belle mais le désir attire trop de souffrance. Reste avec moi et je te protégerais de toutes les offenses.
Le roi approcha la main de sa fillette et déposa sur elle un regard rempli de désir. De quoi enfermer les princesses à double tour dans les geôles de leur père! Elle y voyait à la fois la fierté d’être belle et reconnue par celui qui dépose le premier regard d’amour sur une future femme, mais elle sentait en même temps le danger de rester prisonnière d’un tabou non avoué. Où était donc sa mère qui normalement aurait dû arriver et se mettre devant son mari pour lui rappeler qu’elle seule était l’épouse ? Pourquoi ne venait –elle pas la protéger et lui dire qu’elle était en effet assez belle pour pouvoir sortir dans le monde et trouver un homme aussi bon et beau que son père ?
L’absence de sa mère laissa planer un doute. Si elle n’avait pas de rivale, peut être était ce un signe qu’elle pouvait vraiment être la préférée de son père? Le Dieu poivre et sel souriait dans sa barbe de voir cet éternel duel agiter le cœur d’une petite femelle. Le corps des femmes a d’étranges atouts qui parfois nécessitent du temps et de l’expérience pour en faire une véritable chance. Beaucoup d’elles s’épuisent en route à deviner comment faire avec cette ambivalence qui veut que la faiblesse s’allie avec la force de la Déesse.
La fillette se plongea dans l’eau pour mouiller ses cheveux et mettre un peu d’ordre dans ses idées. Son père remplit ses mains de shampoing qu’il étala avec attention jusqu’au bas du dos. « L’amour ou la liberté? » pensait-elle en apnée au fond de l’eau. Que faire pour ne pas le décevoir, faire en sorte qu’il soit toujours mon roi mais que le désir inspiré ne soit pas dangereux dans nos jeux? Elle retenait son souffle, espérant que sa mère enfin arrive pour remettre en ordre le désir de son père. Elle aurait voulu qu’elle entre dans la salle de bain et en se penchant tendrement sur son mari, l’embrasse en riant des odeurs de désir qui nageaient dans ces eaux. Elle aurait ainsi affirmé à voix haute et forte qu’elle seule partagerait son lit et que la fillette n’aurait pas avoir peur des envies que suscitait son corps.
Mais la mère avait depuis longtemps laissé son rôle d’épouse et si elle n’avait pas envie de se montrer tendre, elle n’en n’était pas moins jalouse. Mais, elle ne savait pas quoi faire.
Le Dieu des coiffeurs passait justement par là et comme il n’avait pas de rendez vous, il lui murmura : coupe lui les cheveux, fais d’elle un petit garçon comme cela, elle ne séduira plus son père.
Le conseil du coiffeur était judicieux. Sans cheveux, pas de risque de séduire et d’éveiller le désir. Électre sortit la tête de l’eau juste au moment où sa mère entrait dans la salle de bains avec une paire de ciseaux à la main.
Sa mère prétexta d’être énervée de peigner des cheveux pleins de nœuds, et décida soudainement de couper la blonde chevelure pour plus de commodités. Électre sentit au fond de son cœur, une douleur forte comme une trahison marquée au couteau. Sa mère lui ôtait sa beauté et son père restait figé sans rien dire face aux ciseaux qui allaient tuer son Éros. Il ne bougea pas, probablement trop honteux d’avoir eu cet élan envers sa fille et trop peureux face au courroux de la mère dont les yeux en disaient plus long qu’une longue discussion. Dans sa nudité enfantine, Électre n’eut pas d’autre choix que de subir.
Ce jour là, elle perdit sa féminité en voyant ses boucles blondes tombées sur les mosaïques dorées des bains romains. Elle devint un garçon manqué puis le germe d’une femme ratée pour qui désir rime avec danger.
Assise au milieu de sa vie, elle pria le Dieu poivre et sel d’ouvrir les yeux des pères, afin que leurs enfants ne restent pas dans une nuit oedipienne, et qu’ils puissent exprimer leurs sentiments sans peur de l’inceste inconscient. Son vœu fut exaucé dans certaines contrées de la psyché humaine. Depuis ce jour, les pères louent la beauté de leurs filles tout en les rassurant qu’ils ne seront jamais leur amant. Ce qui leur a permis de se sentir belles et désirables et d’avoir des parfums aux arômes de serment irremplaçable.
ISABELLE BURNIER
JUIN 2006
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