Ne dites à personne que je suis à la retraite…
Au beau milieu du somptueux « pot » de départ préparé par mes collègues de travail. Peut-être étais-je alors légèrement émoustillé. On le serait à moins : me sachant gourmet et gourmand, mes équipiers d’alors n’avaient pas trouvé mieux que de réaliser, chacune et chacun, une recette gastronomique individuelle. Tant et si bien que le buffet, arrosé de champagne, de muscadet et de bourgogne, était composé de sept entrées, de cinq plats de résistance et de huit fromages et desserts auxquels je dus faire honneur !
Toujours est-il que ma montre, ce jour-là, a disparu à jamais de mon poignet. Je ne sais même plus aujourd’hui à quoi elle pouvait bien ressembler.
Par ce geste, je ne cherchais pas à arrêter le temps dont je sais bien qu’il s’écoule inéluctablement mais peut-être à entrer dans le nouveau temps de la retraite qui n’a plus rien à voir avec celui de la vie active. Suis-je aujourd’hui le même personnage qu’hier ? Je me pose souvent la question. Je ne parle pas ici des quelques années de plus, qui ne changent rien à l’affaire. J’aurais été le même, que je prenne ma retraite à cinquante-cinq ou à soixante-cinq ans.
Comment dire ? Quand je travaillais, j’étais plutôt rangé dans la catégorie des individus dynamiques, jamais avares de leur temps. Dans un milieu professionnel où l’on devient volontiers génial après 17 heures et où l’on aime se coucher tard, j’apparaissais même comme un diplodocus en ayant déjà à mon actif une demi-journée de labeur à l’heure où d’autres se pointaient un café à la main, la mine encore chiffonnée. Je me disais donc qu’une fois en retraite, je ne changerais rien à ma nature. Les spécialistes, qui clament haut et fort qu’il n’est pas bon de modifier ses habitudes et de contrarier son tempérament lorsque l’on interrompt le cycle de sa vie professionnelle, n’allaient pas me détromper. Ces gens-là ne connaissent peut-être pas l’adage « Qui peut le plus peut le moins »? En ce qui me concerne en tout cas, j’ai rapidement et tout naturellement adopté une cadence beaucoup plus lente, renonçant par exemple à courir après le train de banlieue lorsque je devais me rendre à des réunions syndicales. Sans m’en apercevoir, j’ai même ralenti mon allure allant jusqu’à m’offrir le luxe de m’arrêter devant une affiche ou de détailler une vitrine devant laquelle j’étais passé cent fois sans la voir.
À nouvelle vie, nouveau rythme. J’ai appliqué la formule sans en avoir conscience. C’est aussi vrai chez moi. Le couche-tôt que j’étais s’est métamorphosé en couche-tard. Car pourquoi se priver d’une émission tardive à la télé, pourquoi ne pas céder à son désir de lire ou de faire une grille de mots croisés à une heure avancée de la soirée à partir du moment où vous savez que le radio-réveil ne vous rappellera pas à l’ordre demain matin ? Soyez tranquilles et ne culpabilisez pas d’avance : on s’y fait très bien. Quand j’étais dans la vie professionnelle, la nuit du dimanche au lundi était toujours pour moi un véritable cauchemar ; l’inquiétude de ne pas parvenir à boucler dans les délais la semaine qui m’attendait me donnait des insomnies. Tout cela est bien fini. Le stress du dimanche soir a disparu comme par enchantement. Je ne « speede » plus, comme disaient les enfants quand ils étaient encore à la maison.
Aujourd’hui, j’ai plutôt adopté l’allure « doucement le matin, pas trop vite le soir » dont mon père prétendait avoir fait sa devise. Et quand je décide de reporter à un peu plus tard la tonte de ma (toute petite) pelouse ou d’une course pas vraiment urgente, je repense avec attendrissement à ce collègue qui donnait toujours sa talentueuse copie à la dernière minute en ironisant : «Pourquoi remettre au jour même ce que l’on peut faire seulement le lendemain ? »
D’ailleurs, je suis peut-être légèrement en avance sur cette période toute proche de la vieillesse qui est, dit-on, caractérisée par un ralentissement du geste. Pour le moment, à part un petit problème de poids rapidement maîtrisé et une légère tendance à l’hypertension, je n’ai pas de quoi me plaindre. J’ai encore bon pied bon œil même si je trouve la terre de plus en plus basse dans le jardin. Mais puisque demain, je ne me fais pas d’illusion – on me le dit, je le lis partout – mon rythme se ralentira progressivement, autant m’économiser et m’initier dès maintenant à cette dégradation inéluctable du geste quotidien.
Je raille un peu, je brave, mais l’échéance est sans doute proche si j’en juge par la réflexion de mon ami Pierre, qui n’a que trois ans de plus que moi et qui me confiait récemment: «Ce qui me gêne, ce n’est pas d’avancer en âge, c’est de sentir que je ne peux pas agir avec les mêmes facilités qu’avant. Je ne peux plus monter les escaliers quatre à quatre, je fatigue plus en voyage, ça m’énerve… » Garde ton calme, l’ami Pierre. Je viens de lire Comprendre la personne âgée (Bayard 2001), un ouvrage publié par la maison d’édition qui me fait l’honneur d’accueillir ces chroniques. Son auteur, Charlotte Mémin, psychologue, est l’épouse du professeur Yves Mémin qui créa l’Institut universitaire de gérontologie de Bobigny. Sur le geste qui ralentit au fil du temps qui passe, sur ces mouvements qui se font plus hésitants, au point d’agacer parfois un entourage plus jeune, elle rapporte ces mots délicieux d’une vieille dame : « Ma lenteur vous exaspère ? Savez-vous que votre rapidité m’étourdit ? »
Tout bien pesé, je ne réagis pas autrement, aujourd’hui, quand je me retrouve dans les couloirs du métro parisien. Il n’y a pas si longtemps, je dévalais les escaliers quatre à quatre, l’œil rivé sur ma montre. Je m’énervais quand une personne ne marchait pas à mon rythme et me bouchait le passage. J’éructais si je me trompais de direction. Aujourd’hui, je vais à mon pas, je laisse passer avec indulgence celles et ceux que j’ai conscience de ralentir et je regarde avec plus de compréhension que d’agacement toutes ces fourmis galopantes qui se battent avec le temps. Étonné, je me dis parfois : « J’ai fait ça, moi ? Où avais-je donc la tête ?… » Mais c’est peut-être pour ne pas dire: « Où avais-je donc les jambes? »