L’OMBRE DU DEUIL
On devrait plutôt dire de ce dernier qu’il en est de millions d’autres, tant l’univers de chacun d’entre nous est différent ; et c’est d’ailleurs là souvent un problème. De l’univers du ciel, on le reconnaît immense et inconnu ; de celui qui nous est propre, on le pense connu, et surtout on pourrait induire que celui de l’autre, de n’importe quel autre, est semblable au nôtre. En y réfléchissant bien, on sait bien que tout le monde est différent ; mais cela n’empêche pas de faire comme si on pouvait se comprendre absolument, et qu’il fallait le faire pour nécessairement s’entendre. Quelle souffrance à chaque fois de s’apercevoir qu’il n’en est rien.
Ainsi il y a un univers, extérieur, et de multiples univers, intérieurs.
Or autant le premier est explicite, autant les autres, les nôtres, sont implicites. Le premier est formé de ces multiples choses qui font notre quotidien ; il est fait d’expressions. Il ne s’agit pas seulement de l’assemblage de mots, mais de toutes ces constructions que l’on considère communes : les dénominations, les organisations. Éventuellement, on peut même y aller de la preuve. Le second, c’est-à-dire les seconds, nous le vivons comme des impressions, souvent disparates et parfois un peu logiques. Mais ces impressions, variées et fluctuantes, ne peuvent être jugées à l’aune de la preuve : il faut bien croire sur parole.
Cette distinction entre deux univers est assez artificielle, c’est-à-dire qu’elle est un artifice à deux titres. L’un qu’elle sert de simplification pour expliquer plus facilement, l’autre qu’elle est notre point de vue sur la réalité, qui distinguerait une différence entre ce qui nous semble externe et ce qui nous paraît interne. Il n’est pas évident qu’il n’en soit pas ainsi ; il n’est pas évident de considérer l’inverse, c’est-à-dire que ce point de vue qui différencie nous comme lieu déterminé et le reste comme distinct est, pour une bonne part, une illusion. Ce vécu d’indistinction peut parfois être insupportable jusqu’au point d’angoisse ou même de psychose, quand ce n’est pas de simples cauchemars ; là où l’on s’est perdu dans une immensité sans limites. Bon, disons donc que je suis quelqu’un qui, d’une part, observe et décrit certaines choses et qui, d’autre part, ressent et vit certains états.
Mais ce qui nous constitue, ce qui nous base, est ce qui nous a d’abord influencés ; et puis ce qui nous influence peut continuer à modifier ce qui nous constitue. On ne peut donc certifier de qui est la poule ou de l’œuf, du je et du nous. Nous sommes reliés à notre destin, essentiellement ; mais, et c’est majeur dans notre parcours, nous pouvons continuellement le modifier, existentiellement. On dit souvent que la seule constante dans les univers est que tout est changement. On peut préciser que tout mouvement est stabilité et que toute stabilité est mouvement. D’abord parce qu’il n’y a pas de stabilité sans mouvement, et de mouvement sans stabilité. Mais aussi parce que c’est bien la stabilité qui crée du mouvement, et le mouvement qui crée de la stabilité.
Et encore parce que la constitution, celle sur laquelle on s’appuie, ne vaut qu’en un temps donné, dans un espace donné et avec des personnes données. Toute constitution qui ne se laissera pas influencer va se perdre. Il faut que l’influence imprime son mouvement pour modifier la structure préexistante ; ce sera de gré, ou de force jusqu’à ce que mort s’ensuive (1). Si cela ne se fait pas de gré, la mort, chronique, en sera l’aboutissement, par des voies plutôt variées ; les maladies en seraient-elles certaines ? Si cela se fait de force, ce sera la crise et la mort, aigue ; d’autres maladies en seraient-elles les signes ?
Dans cette évolution, notre univers intérieur est un lieu de rencontre : il se forme de rencontres entre ce qui nous constitue et de ce qui nous influence. Ce qui nous constitue précède, ce qui nous influence arrive ; et tout devient intégration et création. Il est clair que le langage émerge de cette rencontre entre une capacité inscrite et une parole entendue. Il est possible qu’il en soit ainsi pour la pensée, la culture. Il est concevable qu’il en soit de même pour le corps, au moins dans ses fonctions en tant qu’elles seront soutenues ou interdites, reconnues ou barrées. Si bien que notre univers intérieur n’est pas chose absolue ; il n’a pas été pleinement acquis et il n’est jamais acquis. D’une manière ou d’une autre, on ne pourra le prendre pour acquis. Nous sommes existants, mais à peu près ; et l’on ne peut guère être sûrs de la mesure de ce peu. Il n’est là qu’impressions et hypothèses, et il ne serait guère judicieux d’en faire l’objet d’une science avec ses critères de preuve et de reproduction.
Nous sommes influencés “et” construits de nos relations avec les autres. Et il ne s’agit pas seulement de la conception première et de la gestation seconde, et de tout ce qui va s’en suivre. Il s’agit de tous les événements qui constituent notre histoire au fil du temps, de toutes les marques qui habitent notre corps au fur et à mesure des expériences. Cela fonctionne souvent par addition ; mais cela se confrontera tout autant à des soustractions. Et les soustractions sont constantes : des gens partent, des capacités disparaissent, des objets sont perdus. Toutes ces soustractions externes devraient être aussi des événements intérieurs, des impressions en creux, des atteintes aux constructions bien établies, et d’autant plus qu’elles sont établies.
Toutes ces soustractions se font à partir de pertes, d’oublis, d’handicaps. Elles atteignent profondément. Il ne s’agit pas d’événements mineurs et partiels, comme on pourrait le croire d’un point de vue extérieur et distant : “un de perdu, dix de retrouvés !”. Il s’agit d’un événement intérieur qui bouleverse, qui atteint les tripes, qui retourne et laisse pantois. Toute absence, même mineure, met en danger toute la structure de soi. Elle est ressentie intérieurement comme majeure et globale. Elle abat, elle désarçonne, elle rejette.
Donc je vis indépendant et autonome. Ah oui ?! Ah non, pas du tout : totalement relié et imprégné. Pas une cellule qui ne soit en contact, pas une qui ne soit liée sinon attachée. Alors quand quelque chose part, ou même s’éloigne, se produit comme un déchirement, une cassure, une rupture. Quelle souffrance ! Bon, souvent ce ne sont que peccadilles ; on reste stoïque, on fait comme si de rien n’était, puisque rien n’est vraiment en cause qui ne puisse se remplacer. On bouche, on colmate, et le tour est joué. On vient d’éviter le déséquilibre en réparant la fissure ; on vient d’éviter le drame en posant une cale, et on continue. On affirme que ce n’était rien, alors qu’on vient de frôler la chute ; on repart en oubliant cette sensation profonde que l’on a eue durant quelques secondes où il était question de perdre ses moyens, d’engloutir son identité.
Mais, de temps à autre, et plus souvent qu’on ne le voudrait, ce n’est pas réparable et on n’arrive pas à passer à côté. Et, là, on perd pied, comme un coup donné qui assomme, comme un morceau de corps qui s’en va, arraché. Un trou à vif, un cœur qui saigne, un esprit blessé. La seule solution, celle qu’on a voulu éviter auparavant, est alors intérieure : reconnaître l’absence de l’autre et permettre la modification de soi. L’absence de l’autre est évidente : un deuil à faire ; la modification de soi est dans son ombre : l’ombre du deuil.
Le deuil, ce n’est pas seulement affaire d’événements de pertes.
Ce n’est pas seulement survenue de crises entre des temps qui seraient d’accalmie : en ce sens, le calme annoncera toujours la tempête. Le deuil est affaire continue et présente. L’ombre du deuil est notre attachement dans nos liens, cet attachement qui nous les rend indispensables et bien plus qu’utiles, vitaux et bien plus que nourrissants. Quand je parle d’attachement ici, c’est au sens d’attaches, de menottes. Bien sûr cela dépasse la formule habituelle qui nous fait exprimer notre attachement à telle personne, à tel objet, à tel comportement ; mais, à y réfléchir, peut-être que ces formules habituelles ne sont pas si innocentes. Donc en ce sens, tout attachement présent prélude à des lendemains douloureux.
Je me souviens qu’il y a quelques années dans un groupe de croissance, l’animateur nous avait invités à nous allonger pour nos derniers instants de vie et, de cette couche, d’y repenser à cette vie, justement. Deuil princeps, celui de nous-mêmes. Celui où certains instants anodins apparaissent soudainement comme essentiels, celui où d’autres, nombreux, soulignent leur insignifiance. Là était donc l’exercice, et tous les sentiments, toutes les remises en question et les remises en place qu’il provoquait. Là était l’exercice, de considérer la vie du point de vue de la mort.
Il y aurait un autre moyen de remettre en question la vie en ce qu’elle est enclavée dans des attachements divers à l’insu de notre bonne volonté. Et c’est ce que nous avons retrouvé en conceptualisant et en opérationalisant la quatrième dimension d’ECHO (2). Vous prenez n’importe quelle chose, n’importe quelle relation, et vous les remettez en scène. Mieux, vous prenez n’importe quelle chose tenue pour définitive, n’importe quelle relation tenue pour acquise, n’importe quelle pensée tenue pour certaine, et, justement en tant qu’elles sont définitives, acquises, certaines, vous les considérez comme disparues, comme absentes. Voilà le premier pas ; et, et c’est là le principal, le deuxième pas, l’ombre de la chose, vous prenez attention à ce qui se passe en vous. Ce qui se passe est l’ombre du deuil ; ce qui s’y passe a la beauté, la fragilité et la promesse de bourgeon. Cette mise en jeu de tous les attachements présents prépare aux deuils futurs. Cette mise en jeu rend les relations moins vitales tout en les appréciant d’autant plus.
Le deuil, pour être réussi comme l’on dit, comprend deux versants : celui de la reconnaissance de l’objet perdu “et” celui de l’éclosion du sujet resté, c’est-à-dire nous-mêmes qui survivons de cette épreuve. Pas de deuil qui se limiterait à la seule perte ; il y faut aussi création. Et celle-ci passe par une déconstruction et une reconstruction. Il vaut mieux pour cela s’y préparer intérieurement, non aux pertes possibles, mais aux attachements présents. Jouer avec ce qui nous constitue, jouer avec ce qui nous influence ; jouer avec nous-mêmes. Les deuils peuvent alors se faire sans crise, mais en processus, en évolution.
Jean-Charles Crombez
Références :
(1) – « Du bon usage des crises », Singer Christine, Édité par Albin Michel, Paru le 12-01-1998, EAN: 978226086594
(2)- « La Méthode en Echo, Guérir le mal-être », Les Éditions de l’Homme, 2007