Destins croisés
Le matin jaillit avec force par la fenêtre sans rideaux. La lumière vive combinée aux effets du whisky provoqua chez Tony une violente douleur pulsatile à la tête, une de ces migraines matinales qui empoisonnent le reste de la journée. Mais cette fois, c’était différent. Il n’arrivait pas à se rappeler comment il était rentré chez lui, et sa tête lui infligeait le pire supplice de toute sa vie. S’était-il affaissé sur le canapé dans un coma éthylique ? Était-il resté longtemps dans une position incommode ? Cela expliquerait l’ankylose de sa nuque et de ses épaules. Mais jamais sa migraine n’avait été à ce point insoutenable et tenace. Il crut que se déchaînait dans son crâne une suite ininterrompue de coups de tonnerre. Ça n’allait pas du tout.
Une nausée subite le poussa vers les toilettes, mais il ne put s’y rendre à temps et vomit incoerciblement ce qu’il avait ingurgité la veille. L’effort de la contraction exacerba l’intensité de son mal. Tony fut saisi d’une extrême épouvante. Telle un bête jusque-là domptée par la force de sa volonté, elle s’était échappée et se repaissait maintenant de son inquiétude croissante. Il surmonta à grand peine cette terreur paralysante et tituba hors de l’appartement en pressant les deux mains sur ses oreilles comme pour empêcher sa tête d’exploser. Dans le couloir, il s’appuya au mur, chercha désespérément dans ses poches le téléphone intelligent qui ne le quittait jamais, mais ne trouva qu’un trousseau de clés. Un vide accablant le submergea, le sentiment d’être coupé du monde. Son supposé sauveur, cet objet qui lui procurait toutes choses nécessaires et pourtant provisoires, avait disparu. L’avait-il laissé dans une poche du manteau qu’en entrant il posait toujours sur le dossier d’une chaise, dans la cuisine ? La porte de l’appartement s’était verrouillée d’elle-même en se refermant. Tony, qui voyait très mal d’un œil, dut plisser l’autre pour discerner le pavé numérique tout en cherchant à se souvenir du code d’accès, mais les touches du clavier se confondirent les unes aux autres et il n’y comprit rien. Il ferma les yeux pour mieux se concentrer. Le cœur lui cognait dans la poitrine, sa tête était en feu et il sombrait dans un désespoir de plus en plus profond. Tony ne put retenir ses larmes, ce qui le rendit furieux. En proie à la panique, jurant et blasphémant, il appuya frénétiquement sur les touches en espérant un miracle. Soudain, tout devint noir. Tony tomba à genoux et se frappa la tête contre le montant de la porte. Sa douleur s’aviva. De sang coula sur son visage.
La confusion et la souffrance de Tony s’amplifièrent au point de le désorienter tout à fait. Il ne put identifier ni le pavé numérique devant lui ni les clés dans sa main. Avait-il garé une voiture à proximité ? Il chancela jusqu’au fond d’un petit couloir et s’engagea en trébuchant dans un escalier recouvert de moquette qui menait au parc souterrain. Et maintenant ? Il poussa l’un après l’autre tous les boutons du porte-clés électronique et, à son grand soulagement, les phares d’une berline grise garée à moins de trois mètres se mirent à clignoter. Une autre vague de noir le submergea et le poussa à genoux. Affolé, il se traîna à quatre pattes jusqu’à la voiture comme si sa vie en dépendait, puis il se redressa tant bien que mal en prenant appui sur le coffre arrière. Il resta ainsi un moment, mais tout tournait autour de lui : il s’effondra encore, avalé cette fois par un néant réconfortant. L’abominable torture qui avait tant sollicité ses sens cessa d’un coup.
Sa tête heurta violemment le coffre de la voiture. Emporté par l’élan, Tony tomba en pivotant et son crâne, en frappant le béton, fit un affreux bruit sourd. Le sang qui coulait de son oreille gauche et de ses blessures au front et au visage se répandit en une mare sur le sol. Un témoin – or, il n’y en eut pas – aurait cru voir un sac de pommes de terre tomber en tas d’un camion en marche, comme si Tony n’avait été qu’un corps dépourvu de squelette, un poids mort attiré par la gravité. Tony resta étendu une bonne dizaine de minutes dans la pénombre avant qu’une femme, occupée à chercher des clés dans son sac, ne trébuche sur sa jambe. Son cri résonna sur le béton, mais personne ne l’entendit. Tremblante, elle composa le 911 sur le clavier de son cellulaire.
Assise devant des écrans multiples, la répartitrice répondit à l’appel à 8 h 41 exactement.
– Neuf un un. Quelle est l’adresse de l’urgence ?
– Oh, mon Dieu ! Il saigne de partout ! Je crois qu’il est mort…
La femme était hystérique et sous le choc. Formée à ce genre de situation, la répartitrice ralentit son débit.
– Madame, je vous en prie, restez calme. Il faut que vous me disiez où vous êtes pour que je puisse vous envoyer de l’aide.
Sans cesser d’écouter ce que la femme lui disait, la répartitrice activa le mode discrétion et informa le service des incendies de Portland de l’imminence probable d’une urgence médicale. Elle entra divers codes et données dans le journal d’appels et resta en communication avec l’équipe des premiers intervenants.
– Madame, pouvez-vous décrire ce que vous voyez ?
Elle pressa encore une fois la touche discrétion et, changeant de ligne, dit rapidement :
– Véhicule 10. PI 333 intervenez Code 3. Sujet inconscient, cause inconnue, au 5040 Macadam Avenue sud-ouest, intersection Richardson Court au nord de la US Bank sous Weston Manor, au premier niveau d’un parc de stationnement souterrain du côté du fleuve.
La réponse lui parvint via le casque d’écoute.
– PI 333, je vous reçois. Commutation au poste HL 1.
– Madame, restez calme, repirez lentement. Vous avez trouvé un homme qui semble inconscient et qui saigne… O.K. Je vous ai envoyé des secours. Ils devraient arriver dans deux ou trois petites minutes. Je veux que vous restiez à l’écart et que vous attendiez l’arrivée des premiers intervenants… Oui, oui, c’est ça… Je reste en communication avec vous jusqu’à ce qu’ils arrivent. Vous avez fait ce qu’il fallait. Les secours sont en route. Ils sont tout près.
Arrivés les premiers, les paramédicaux en soins critiques du service des incendies de Portland localisèrent Tony et procédèrent à une première évaluation de son état avant de le stabiliser pendant qu’un membre de l’équipe calmait et interrogeait le témoin angoissé. Quelques minutes plus tard, une ambulance de l’American Medical Response était sur les lieux.
– Salut, les gars, dit l’ambulancier paramédical. Qu’est-ce qui se passe ? Que puis-je faire pour vous aider ?
– La dame qui est là a trouvé cet homme d’une quarantaine d’années étendu par terre à côté de sa voiture. Il a vomi et il pue l’alcool. Il a une blessure grave à la tête et quelques coupures au visage. Il ne réagit pas. Nous l’avons immobilisé et lui administrons de l’oxygène à l’aide d’un masque sans réinspiration.
– Fonctions vitales ?
– Pression artérielle, 260 sur 140. Rythme cardiaque, 56. Fréquence respiratoire, 12, mais irrégulière. Pupille droite dilatée. Saignement à l’oreille droite.
– Traumatisme crânien sévère ?
– Ouais, c’est ce que je pense.
– D’accord. Mettons-le sur la planche.
Ils firent rouler Tony sur lui-même avec beaucoup de précautions pour le transférer sur la planche dorsale, où les membres de l’équipe d’incendie l’immobilisèrent à l’aide de sangles pendant que les ambulanciers procédaient à une perfusion.
– Il ne réagit toujours pas et sa respiration est irrégulière, dit un paramédical de l’équipe d’incendie. Est-ce que nous ne devrions pas l’intuber ?
– Bonne idée. Mais attendons d’être dans l’ambulance.
– Nous avons le feu vert des urgences du centre hospitalier universitaire, dit le chauffeur.
Tony fut placé sur une civière et hissé dans l’ambulance pendant que le chauffeur prévenait l’hôpital de leur arrivée.
Les fonctions vitales de Tony chutèrent brusquement. Il y eut asystolie – une forme d’arrêt cardiaque.
L’équipe procéda à des manœuvres immédiates de réanimation et put restaurer l’activité circulatoire notamment grâce à une injection d’épinéphrine.
– Triage, ici PI 333. Nous sommes en route pour vos urgences, Code 3. Victime mâle d’une quarantaine d’années trouvée dans un stationnement souterrain. La victime a subi un traumatisme crânien évident et n’avait aucune réaction à notre arrivée. Score 3 à l’échelle de Glasgow. La victime a été immobilisée sur la planche dorsale. Bref épisode d’asystolie, mais retour du pouls à la suite d’une injection d’un milligramme d’épinéphrine. Pression sanguine, 80 sur 90. Fréquence cardiaque à 72. Ventilation manuelle au masque de 12 compressions à la minute. Nous préparons l’intubation. Délai d’arrivée prévu, 5 minutes. Avez-vous des questions ?
– Aucune question. Administrez 500 cc de mannitol.
– Entendu.
– Répartiteur : PR 333 en route pour les urgences avec deux pompiers à bord.
L’ambulance sortit du parc de stationnement dans la stridence de la sirène. En moins de cinq minutes elle avait gravi la côte sinueuse qui conduisait au centre hospitalier universitaire situé en surplomb de la ville telle une gargouille, l’Oregon Health and Science University (OHSU). Les ambulanciers poussèrent la civière de Tony jusqu’aux salles de réanimation où l’on procédait au triage des victimes de traumatismes. Là, médecins, infirmières, techniciens et résidents se pressèrent autour du patient. Un chaos organisé s’ensuivit, une danse élaborée où chacun connaissait son rôle par cœur et savait exactement ce qu’il devait faire. Le médecin-chef mitrailla les premiers intervenants de questions. Quand il fut certain de maîtriser la situation, il donna congé aux membres de son équipe afin qu’ils puissent relâcher la tension due à la poussée d’adrénaline qui accompagne toujours de telles circonstances.
Un tomodensitogramme suivi d’une angiographie CT révélèrent un épanchement de sang dans l’espace sous-arachnoïdien et une tumeur au lobe frontal. Quelques heures plus tard, Tony fut finalement admis à l’unité 7C, soit aux soins intensifs du département des neurosciences, chambre 17. Intubé, branché à tout un attirail médical qui lui permettait de respirer et de se nourrir, il n’avait pas conscience d’être l’objet d’autant d’attentions.
Tony se sentit soulevé, attiré instamment vers un champ gravitationnel à la fois doux et ferme qui ressemblait beaucoup plus à l’amour d’une mère qu’à un quelconque objet matériel. Il ne lui résista pas. Il se souvint vaguement d’avoir lutté jusqu’à l’épuisement contre quelque chose qui achevait de s’estomper.
Durant son ascension, une voix intérieure lui dit qu’il était peut-être en train de mourir, et cette impression s’ancra aussitôt en lui. Il se cabra alors, comme refusant d’être absorbé par… par quoi ? Le néant ? Se fusionnait-il au pur esprit universel ?
Non. Il avait conclu depuis longtemps que la mort est définitive, qu’elle met fin à toute perception consciente
– « Tu es poussière et tu redeviendras poussière » – et cette pensée le rassurait dans son égoïsme. Au bout du compte, n’avait-il pas raison de veiller sur lui-même, de gérer sa vie et celle des autres pour son bénéfice propre ? Il n’y avait pas une seule et unique voie droite, aucune vérité absolue, que des mœurs imposées par les lois des hommes et par un conformisme fondé sur la culpabilité. Telle qu’il se la figurait, la mort signifiait que rien n’avait d’importance. La vie n’était au fond qu’une brutale aberration dans l’évolution de l’univers, la survie provisoire du plus intelligent ou du plus rusé. Dans mille ans, si l’espèce humaine existait toujours, personne ne se souviendrait de lui, personne ne se soucierait de la façon dont il avait vécu.
Pendant que le portait l’invisible courant ascendant, ce principe lui parut de plus en plus repoussant. Quelque chose en lui eut envie de lui résister. Il refusa soudain que rien ni personne n’ait de sens quand le rideau tombe, que tout ne soit que manigances ou manipulations intéressées et égoïstes dans un but de prestige et de pouvoir. Mais y avait-il d’autres solutions ?
L’espoir que puisse exister quelque chose de plus et quelque chose de mieux était un jour mort en lui. Par un matin orageux de novembre, debout sous la pluie, fouetté par le vent et soulevant une pelle remplie de terre, il avait regardé fixement pendant près d’une minute le minuscule cercueil où gisait son Gabriel. Âgé de cinq ans à peine, encore au seuil de sa vie, le petit garçon s’était agrippé courageusement à tout ce qui est juste et bon, mais la mort l’avait arraché à la tendresse de ceux qui l’aimaient plus que tout au monde.
Tony avait enfin jeté la première pelletée de terre dans la fosse en même temps que les débris de son cœur brisé et ses dernières miettes d’espoir. Mais il n’avait pas versé une larme. Sa fureur contre Dieu, contre le système et même contre la pourriture de son propre cœur avait été impuissante à sauver la vie de son fils. Ses suppliques, ses promesses, ses prières avaient ricoché contre la voûte céleste avant de revenir le narguer. Rien. Absolument rien n’avait empêché la voix de Gabriel de se taire à jamais.
« Destins croisés » par WM. Paul Young, publié aux Éditions Le jour
336 pages
ISBN : 9782890448490
Date de parution : 20 février 2013
24,95$
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