Extrait de livre – Irrésistible amour
L’EXCLUSIVITÉ EN PÉRIL
Pareille déclaration aurait normalement dû me foudroyer. En une fraction de seconde, mes douze années de mariage défilèrent dans ma tête pendant que mon cœur encaissait le coup… Mais je parvenais à demeurer étonnamment calme, à analyser la situation avec un sang-froid surprenant. Je haussai les épaules. Terriblement anxieux au sujet de ma santé, je ne me souciais guère du reste. Bon, et quoi encore ?
Quelques instants auparavant, Marie m’avait invité à la rejoindre dans la salle de bain afin de m’informer d’un rendez-vous dont elle avait convenu avec quelqu’un ce soir-là. C’était un lundi de la fin de septembre 1993. Le temps était à la pluie… Un soir d’automne comme celui où nous nous étions connus quinze ans exactement auparavant.
« C’est un grand ami…, commença-t-elle par avouer. —Ah oui ? Qui est-ce ?, répondis-je sans aucune arrière-pensée, n’ayant jamais été d’un naturel jaloux ou le moindrement soupçonneux, car il n’y avait jamais eu de cachotteries entre nous.
—En fait, c’est quelqu’un que j’aime beaucoup, ajouta-t-elle, pesant soudainement chacun de ses mots. Ses yeux s’embuèrent. Je… je crois… je ne sais pas si… comment te dire ? Il me plaît beaucoup. Je crains fort d’être amoureuse de lui, je ne sais plus trop… » Les mots s’étouffèrent dans sa gorge.
C’est à ce moment que me revint soudainement en mémoire le curieux été que Marie avait vécu. Comment son merveilleux sourire s’était progressivement fait plus rare, de quelle façon ses yeux s’étaient peu à peu voilés de fatigue… L’étrangeté de certaines de ses réactions qui m’avaient laissé perplexe. Je me rappelai cet après-midi au cours duquel Marie avait repoussé l’un de mes élans de tendresse. « Donne-moi un peu de temps… », avait-elle murmuré, sur un ton que je ne lui connaissais pas. Lui donner du temps ?
Qu’est-ce que cela pouvait signifier ? Mais je n’y avais plus songé par la suite. Soudain, la lumière se fit dans mon esprit. Denis, le moniteur de conduite automobile qui avait donné à Marie quelques cours pratiques en juillet ! Elle avait parfois fait allusion à lui en vantant sa patience et sa compétence alors que je tentais bien maladroitement de jouer au professeur. Elle acquiesça. Désireux de bien comprendre ce qui lui arrivait, je l’invitai à tout me raconter, depuis le début…
Marie insista d’abord sur le fait qu’elle n’avait pas cessé de m’aimer et qu’elle n’avait aucunement l’intention de me quitter. Elle en faisait même un engagement formel. Le portrait n’était donc pas si terrible au fond… N’empêche qu’il secouait passablement mes idées, qui étaient on ne peut plus traditionnelles en matière de couple, de fidélité. Qu’allait-on faire maintenant ?
Dès les premiers instants, Denis avait attiré l’attention de Marie. De son siège de classe, elle l’avait vu entrer alors qu’il venait remettre les clés d’une voiture de l’école. Immédiatement séduite par sa façon d’être, elle s’était surprise à souhaiter secrètement que le sort le désigne pour qu’il soit à ses côtés lors des séances pratiques de conduite sur la route.
Le vœu de son cœur devait être exaucé quelques jours plus tard. Comme quoi nous manquons rarement nos rendez-vous importants avec le destin. Assise à la gauche de cet inconnu, elle se sentit immédiatement tout à fait à l’aise auprès de lui, comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Elle me confia à quel point l’attirance qu’elle éprouvait était irrésistible, comme l’impétueux courant d’une rivière en pleine crue printanière. Cette sensation à la fois nébuleuse et nette qu’elle avait déjà ressenti une telle émotion, l’impression de retrouver un vieil ami perdu depuis une éternité, même si cela pouvait sembler juste hier…
Mais qu’est-ce que le temps ? Jamais elle n’aurait pensé pouvoir être un jour à ce point troublée. Tout paraissait tellement plus simple auparavant ! Marie eut seulement deux leçons pratiques de conduite avec Denis, car celui-ci avait dû réduire sa charge de travail pour retourner à temps partiel aux études. Elle était charmée par la façon qu’il avait de lui parler, de la mettre en confiance alors qu’elle se faisait hésitante à ses premiers moments au volant d’une voiture. Lors du second exercice, il s’était enhardi. “Je vais te montrer comment manœuvrer le volant pour que tu ne brises pas tes beaux ongles”, lui avait-il murmuré à voix basse en se penchant vers elle.
« Et ton mari, que fait-il dans la vie ? —Il est écrivain… » Marie remarqua que cette précision avait semblé l’ébranler quelque peu. Un peu plus tard, elle se surprit à proposer à son professeur : « Pourrait-on garer la voiture ici pour marcher un peu ?
—Impossible, répondit-il, à la fois amusé et surpris par une aussi inhabituelle requête. Tu sais, j’ai un horaire strict et un itinéraire à respecter. » Ce fut la dernière séance de conduite avec lui. Elle poursuivit son apprentissage avec une monitrice. Denis et elle se croisèrent néanmoins à quelques reprises au cours des semaines suivantes, mais ils ne purent qu’échanger quelques mots. Un après-midi, il réitéra son offre de la reconduire chez elle au terme d’une séance. « Ce ne sera pas nécessaire, fit-elle. Gilles vient me chercher.
—Dis donc, il est toujours dans le décor celui-là ? —Bien sûr, il travaille à la maison, ce qui fait qu’il est toujours disponible… » Elle crut saisir chez lui un soupçon de contrariété. Son cours terminé, Marie fut surprise de ressentir de plus en plus fortement l’absence de Denis. Une sensation de vide oppressant à la poitrine, un indéfinissable malaise. Se pouvait-il que leurs chemins se soient séparés à tout jamais ?
Déterminée à se reprendre en main et pleinement consciente de ses engagements matrimoniaux, elle se convainquit que le temps allait arranger les choses et qu’elle finirait bien par l’oublier. Aussi jugea-t-elle bon de demeurer secrète à ce sujet, malgré son habitude de toujours partager avec moi ses états d’âme. Le merveilleux souvenir de ces quelques heures de complicité s’estomperait et la vie reprendrait son cours. Et pourtant ! Marie eut beau s’efforcer d’éclipser Denis de sa mémoire, tenter obstinément de réduire son cœur au silence, rien n’y fit. Ses nuits devinrent impitoyablement avares de sommeil. Au cours de ces longues heures de veille forcée, elle échafaudait toutes sortes de scénarios plus merveilleux les uns que les autres…
Et, frustrante expérience s’il en est une, elle se demandait quels pouvaient bien être ses sentiments à son égard. Éprouvait-il seulement quelque chose pour elle ? Il vivait seul, sans attache féminine, avec ses deux jumeaux de treize ans, lui avait-il confié. Et pour ajouter à sa difficulté de l’oublier, il y avait tous ces véhicules d’écoles de conduite automobile qu’elle croisait régulièrement sur sa route. Chaque fois, son cœur s’accélérait soudain à la pensée que…
Les jours, les semaines passèrent sans que s’attiédisse le moins du monde la passion qui embrasait le cœur de Marie. De toute évidence, sortir Denis de ses pensées relèverait de l’exploit. Souvent, elle souhaitait devenir amnésique… C’eût été tellement plus facile ! Mais, chaque matin, au terme d’une nuit d’insomnie, la cruelle réalité s’imposait. Elle ne pouvait continuer ainsi…
Au début de septembre, la réceptionniste de l’école de conduite où Denis était employé prit contact avec Marie pour l’informer que le personnel désirait se réunir au restaurant où elle travaillait. Le soir venu, le fait de revoir Denis lui fit perdre une partie de ses moyens. Comment allait-elle l’aborder ?, se disait-elle tandis que son cœur battait la chamade. Elle était transportée de bonheur et son visage rayonnait d’un tel éclat qu’une collègue lui demanda, en toute naïveté, si elle n’avait pas vu l’homme de sa vie ! Elle ne croyait pas si bien dire… Le repas terminé, au moment de quitter l’établissement, Denis trouva moyen de laisser à Marie son numéro de téléphone. « Si jamais tu as besoin de cours supplémentaires ou de conseils en prévision de ton examen final de conduite, hasarda-t-il, fais-moi signe. Ça me fera grand plaisir de t’aider. » Rien pour faciliter le détachement…
Pendant ce temps, j’étais aux antipodes, entièrement préoccupé par ma santé. Je multipliais les démarches et les tests pour comprendre pourquoi mes reins me faisaient tant souffrir. Cette épreuve devait finalement me sensibiliser à la plupart des médecines douces, qu’il s’agisse d’acupuncture, d’homéopathie, de drainage lymphatique, de réflexologie, de naturothérapie, et j’en passe… J’avais appris dans mon propre corps la science des visages, celle qui vous permet, en un coup d’œil, de jauger la santé d’autrui. Mais je ruminais sans cesse contre ces entreprises dont l’appât du gain semble constituer la principale raison d’être. J’étais furieux et désorienté chaque matin où le miroir me renvoyait l’obsédante image d’un visage enflé. Pire encore, mes cheveux s’étaient mis à tomber de façon exagérée, en raison du stress, probablement. Il y en avait partout chez moi, comme autant de témoins muets de mon désarroi. À quoi cela m’avait-il servi de me nourrir correctement pendant des années ? Mon esprit se complaisait dans des idées revanchardes. Je me faisais un malin plaisir à sensibiliser les praticiens de médecines douces que je connaissais sur les effets secondaires possibles de la spiruline. En effet, je retrouvais chez plusieurs consommateurs de ce produit les mêmes symptômes que les miens, ce regard fatigué, ces paupières bouffies, ces yeux cernés. Mais je ne disposais d’aucune preuve scientifique. J’en avais fait une affaire toute personnelle. J’étais donc très loin de me douter de la tourmente émotive qui secouait ma compagne… À la fin de septembre, n’y tenant plus, Marie s’arrangea pour prendre contact avec son beau professeur. Cet après-midi-là, je grimpai au rez-de-chaussée pour lui parler. Elle conversait au téléphone. Alors que je m’apprêtais à lui dire quelques mots, elle me fit signe de me taire en mettant un doigt sur sa bouche… Stupéfait, je m’exécutai, non sans me demander qui pouvait bien se trouver au bout du fil pour que je doive dissimuler ma présence dans ma propre demeure ! Lorsqu’elle raccrocha, elle avait l’air bizarre, m’annonçant qu’elle allait m’expliquer un peu plus tard. Cela commençait à devenir passablement mystérieux à mon goût… En début de soirée, elle m’apprenait qu’elle avait rendez-vous avec son ex-moniteur, que c’était avec lui qu’elle discutait quelques heures plus tôt au téléphone. Debout devant elle alors qu’elle finissait de se maquiller, j’analysais mes réactions face à cette bouleversante révélation. Première constatation : la soudaine intensité du contact entre Marie et Denis. Comment pouvait-on se sentir tout à fait familier avec un inconnu ? À moins que… La réponse surgit d’emblée. Voilà que le temps était venu pour moi de mettre à l’épreuve mes convictions en matière de réincarnation. Cela faisait quelques années que j’approfondissais mes recherches sur la question, et mes découvertes contredisaient ouvertement les dogmes catholiques en compagnie desquels j’avais grandi. Plusieurs ouvrages sur la métempsycose garnissaient les rayons de ma bibliothèque, notamment ceux du physicien français Patrick Drouot (« Nous sommes tous immortels » et « Des vies antérieures aux vies futures », Éditions Du Rocher) ainsi qu’une biographie du célèbre médium américain Edgar Cayce. Longtemps indécis, j’avais finalement adhéré à la thèse de la multiplicité des incarnations, parce qu’elle répondait clairement à toutes les questions auxquelles les religions occidentales sont impuissantes à apporter une explication plausible. Je voyais enfin ma vie sous un angle nouveau… Marie et Denis s’étaient donc probablement connus dans une ou plusieurs autres vies ! Pour moi, il s’agissait d’une réalité bien concrète. Aucun doute possible. Voilà pourquoi Marie avait immédiatement reconnu son ancien compagnon, par son regard et l’énergie qui se dégageait de lui, disait-elle, faisant abstraction de son physique, qui correspondait moins à ses préférences. Leur rendez-vous de juillet 1993, ils en avaient donc convenu en d’autres temps, en d’autres lieux, pensai-je, totalement convaincu que les âmes choisissent les grandes lignes de leur expérience de vie avant d’intégrer un nouveau corps et que le hasard n’est qu’une illusion terrestre. Fait plus troublant encore, je devais apprendre plus tard que Marie et Denis s’étaient trouvés presque simultanément dans la même pouponnière, ayant vu le jour à seulement deux semaines d’intervalle, dans le même hôpital ! En matière de précision, il était bien difficile de faire mieux… Cette prise de conscience s’avéra fondamentale. À partir du moment où vous mettez les événements de votre vie dans la perspective beaucoup plus étendue des existences antérieures, la perception que vous en avez se transforme radicalement. Si Marie et Denis avaient déjà passé du temps ensemble, pouvais-je encore prétendre que j’étais le premier arrivé ? J’ai soudain constaté toute l’inutilité d’une telle vision. En fait, je n’avais nul besoin d’aller au fond des choses. Le simple fait d’accepter le principe suffisait. Si Denis atterrissait à ce moment dans notre vie, c’est qu’il devait y avoir une excellente raison. Il vient tenir compagnie à Marie pendant que je serai occupé à autre chose, ou destiné peut-être à quelqu’un d’autre, compris-je soudain. En effet, depuis quelques années, ma conjointe éprouvait un peu de difficulté à partager ma démarche en matière de spiritualité. Je me remémorai cette soirée au cours de laquelle je lui faisais part de certaines réflexions. Si je me sentais particulièrement « branché », Marie semblait mal saisir le sens de mes paroles. « C’est comme si tu me parlais chinois », avait-elle conclu, à mon grand désarroi. À l’époque, je savais déjà qu’il est impossible de forcer quiconque à épouser votre vision des choses. Cela équivaut à tirer sur une fleur pour qu’elle croisse plus rapidement, au risque de la déraciner. Je me sentais donc souvent bien seul lorsque j’avais le goût, chez moi, de témoigner de mes nouveaux acquis en matière d’ouverture de conscience. Aussi étais-je de plus en plus attiré par les ateliers de spiritualité, au cours desquels j’avais l’occasion de discuter avec des gens qui se trouvaient — en principe, du moins — sur la même longueur d’onde que moi. Mais, en règle générale, même ces réunions me laissaient sur mon appétit. J’éprouvais un désir intense de croiser des gens au contact desquels ma soif d’évolution spirituelle serait stimulée au plus haut point. Je satisfaisais donc au mieux ma curiosité dans les livres. Sans comprendre vraiment ma réaction, je décidai non seulement de consentir à la présence de Denis, mais aussi de lui faire une place dans notre couple. Accepter non seulement avec sérénité cette nouvelle mission qui s’offrait à nous, mais aussi y collaborer au meilleur de mes capacités. Sans ma conscience de l’existence d’un plan divin infiniment plus vaste que nos petits drames personnels, j’aurais eu bien du mal à supporter ce qui était en train de m’arriver. Je pris également conscience de la liberté fondamentale de tout être humain, voyant aussitôt en Marie une âme indéniablement autonome, ce qui a fait fondre les traces de possessivité qui m’habitaient. Ce n’était plus MA femme, mais celle qui avait choisi de vivre avec moi. L’espace de quelques minutes, je compris qu’un être humain n’appartient à personne, si ce n’est à lui-même. Du couple du type TU M’APPARTIENS, je passais soudainement au concept TU T’APPARTIENS. J’en avais le vertige… « Gilles, je ne sais vraiment pas quoi faire, quoi lui dire, poursuivit Marie, m’arrachant soudain à mes pensées. —Dis-lui exactement ce que tu ressens. Je pense que c’est ce que tu as de mieux à faire. Dis la vérité, ni plus, ni moins. —Et s’il prend peur ? —C’est qu’il ne t’aime pas suffisamment ou qu’il ne t’est pas destiné. Laisse aller les choses. Commence d’abord par lui parler. Ensuite, tu verras. » Cependant, mon ouverture d’esprit fut rapidement mise à l’épreuve. « S’il veut de moi, accepterais-tu que je demeure chez lui une ou deux journées par semaine ? —Pardon ?, fis-je, désarçonné par la demande. Euh… non, c’est hors de question, ajoutai-je après quelques moments de réflexion. Du moins, pas pour l’instant. Nous sommes mariés après tout ! Je peux accepter que vous sortiez ensemble, mais de là à passer une partie de la semaine chez lui ! Laisse-moi y réfléchir… C’est tellement inattendu ! » Manifestement, je m’accrochais encore, malgré mes beaux principes, à la rassurante sécurité du passé. S’il y avait un escalier à monter, me disais-je, c’est marche par marche que je le gravirais. Et je trouvais bizarre de ne voir aucun inconvénient à ce qu’elle rencontre Denis aussi souvent qu’il lui plaisait, alors que mon esprit se cabrait sitôt qu’elle parlait de passer quelques jours chez lui. Comme Marie n’était pas encore autorisée à prendre seule le volant, c’est moi qui la conduisis à son rendez-vous galant. Je retournai à la maison et attendis la suite des événements, en m’en remettant totalement à la sagesse du destin que j’avais choisi.
Les deux se faisaient face, camouflant une certaine nervosité. Quant à Marie, elle se sentait plutôt mal à l’aise. Sirotant un verre, ils discutèrent de tout et de rien pendant quelques minutes, histoire de briser la glace. Denis parla de son retour aux études, de son intérêt pour l’informatique. Il raconta à quel point les deux liaisons amoureuses importantes de son existence lui avaient laissé au cœur un goût amer, tellement d’ailleurs qu’il avait fini par mettre en doute l’existence même de l’amour. Partageant sa vie avec ses deux jumeaux depuis un an et demi, il lui confia tout le plaisir qu’il avait à se sentir libre de toute attache féminine. Sa fille aînée demeurait chez sa mère, sa première conjointe, à Montréal, tandis que sa seconde compagne avait la responsabilité des trois plus jeunes. Six enfants ! Marie se décida enfin à entrer dans le vif du sujet. « J’aurais bien du mal à t’expliquer ce que je ressens pour toi, commença-t-elle, quels sont exactement les sentiments que j’éprouve à ton endroit. Je peux seulement te dire que je tu m’attires fortement. Est-ce ça l’amour ? Pour l’instant, je l’ignore… Ce que je sais, par contre, c’est que je songe très souvent à toi. À vrai dire, ajouta-t-elle, marquant une pause, tu as été au centre de mes pensées pendant tout l’été. » Elle s’interrompit un instant, inspira profondément, comme pour laisser à son cœur le temps de récupérer un peu. Denis baissait la tête, fort attentif aux propos de son interlocutrice. « Voyant que je n’arrivais pas à t’oublier, j’ai préféré te faire part de mes émotions de vive voix. J’aimerais surtout savoir si c’est réciproque, si tu éprouves quelque chose à mon égard. C’est très important pour moi, tu sais. T’est-il arrivé ces dernières semaines de penser à moi ? » Denis ne disait mot. Il réfléchit un moment. « C’est difficile à dire, hasarda-t-il, évasif au possible. Tu comprends, je n’ai pas de femme dans ma vie depuis quelques années et je me sens bien comme ça. Au fond, je crois que je ne suis pas prêt à entreprendre une autre relation amoureuse, pas après tout ce que j’ai vécu. Les querelles de ménage appartiennent maintenant au passé, et je préfère les laisser là où elles sont, sans compter que mes études sont très importantes présentement. » La curiosité de Marie demeurait inassouvie. Elle plongea. « Je ne suis peut-être pas vraiment ton style, comme on dit ? », murmura-t-elle, appréhendant de plus en plus la réponse que Denis allait lui servir. Celui-ci n’en menait pas large, se rendant bien compte de la tristesse grandissante qui se lisait sur le visage de Marie. « Tu as peut-être raison… », finit-il par avouer. Marie parvint difficilement à maîtriser l’intense déception qui la gagnait. « Je comprends ta situation », parvint-elle à dire, la gorge nouée par l’émotion. « Rien n’empêche, poursuivit Denis au bout d’un interminable silence, qu’on se donne des nouvelles occasionnellement. Mon offre de cours de conduite supplémentaires tient toujours, tu sais. N’hésite pas à me téléphoner, tu sais où me joindre. » Ils mirent fin à leur entretien. Il proposa bien à quelques reprises de la reconduire à motocyclette, expliquant qu’il avait apporté avec lui un second casque en prévision d’une telle éventualité, mais elle refusa poliment, quoique fermement, prétextant qu’elle avait grand besoin de prendre l’air, qu’elle préférait marcher un peu. Comment aurait-elle pu lui confier à quel point il lui aurait été insupportable de lui enserrer étroitement la taille alors qu’elle se voyait forcée de faire le deuil de toutes les attentes qu’elle avait entretenues à son endroit ? C’était bien au-delà de ses forces… Il se garda d’insister. À l’extérieur, le moteur de la Yamaha 750 vrombit. Denis se coiffa de son casque, duquel dépassaient ses longues mèches brunes. La motocyclette s’élança. Marie lui fit un faible signe de la main en le regardant se fondre rapidement dans l’obscurité. Le reverrait-elle un jour ? Elle marcha. Malgré les décibels provenant de la circulation, encore soutenue en dépit de l’heure tardive, elle n’entendait rien. Rien d’autre que sa peine. Même la bruine, froide et omniprésente, ne l’atteignait pas. Seul son immense chagrin la faisait frissonner. Les larmes roulèrent sur ses joues… Elle se félicita néanmoins de sa décision de porter son long manteau de pluie bleu, qui lui couvrait presque les chevilles. Il lui vint à l’esprit que l’abrupte avenue qu’elle remontait en disait long sur les embûches qui l’attendaient sur le chemin de la guérison du cœur… Vers 23 heures, le téléphone se fit entendre. Marie se trouvait dans un petit restaurant situé à quelques kilomètres de chez moi. « J’aimerais que tu viennes tout de suite, me dit-elle d’un ton monocorde. Quel contraste avec les phrases souriantes dont elle seule avait le secret ! —J’arrive à l’instant. » Le trajet ne dura que quelques minutes. Pendant que défilaient une à une les intersections, je tentais d’interpréter le ton de sa voix, j’appréhendais le pire pour elle. Sa mine défaite confirma mon intuition. « Il…, il ne veut pas de moi, balbutia-t-elle. Je ne suis pas son style, semble-t-il… C’est fini ! J’ai tellement mal ! » Elle se mit à pleurer en silence. Je pris sa petite main dans la mienne. Lorsque votre femme éprouve de la peine parce qu’un différend vous oppose, vous savez qu’il est possible d’intervenir pour réparer les pots cassés, recoller les morceaux. Mais quand vous assistez à la peine d’amour que votre bien-aimée ressent pour un autre homme, votre sentiment d’impuissance est total. Rien d’autre à faire que de la consoler. TENTER de la consoler. Et espérer que la tempête passe, que le temps efface peu à peu les cicatrices… Une fugitive pensée teintée d’égoïsme me traversa l’esprit : peut-être est-ce mieux ainsi ? Elle finira par l’oublier, et je la garderai pour moi seul… Tout en conduisant, je m’appliquais à atténuer son chagrin en lui expliquant que la réaction de Denis ne signifiait pas nécessairement qu’il ne l’aimait pas. Avait-il pris peur à la pensée de s’attacher à une femme mariée, et pire encore, de s’introduire dans ce curieux couple dont le mari consentait à ce que sa conjointe ait un amoureux ? Peut-être avait-il été trop marqué par des années de relations tumultueuses, assez pour tenir jalousement à sa liberté récemment acquise ? Lui seul pouvait répondre à ces interrogations. Ces paroles, que je voulais rassurantes, n’eurent toutefois pas l’effet escompté. Une fois à la maison, nous nous assîmes à table. Elle me raconta avec force détails la conversation qu’elle avait eue avec Denis. Nouvelle tentative pour la réconforter. Mais à l’intérieur de moi, une petite voix me murmurait que la convalescence émotive de ma compagne serait longue. Trop vive était la meurtrissure… Chacun de ses sanglots me transperçait le cœur. Je ne pus m’empêcher de songer à nos premières années, à l’intense douleur provoquée par sa rupture avec son premier époux. Et je priais le ciel pour que ces souffrances ne recommencent pas. Elles avaient mis tant de temps à se cicatriser ! Le sommeil fut long à venir, tellement j’étais inquiet pour Marie. De son côté, la nuit fut interminable… Ses yeux rougis et fatigués devaient en témoigner au petit matin. Le regard vitreux, elle me remit une lettre que ses longues heures d’insomnie lui avaient permis d’écrire pendant que je dormais. Son cœur avait répandu sa détresse sur le papier. L’autopsie d’un beau rêve d’amour déçu, en quelque sorte. Je lus d’un trait…
LA JOLIE DAME ET LE VENT… Il était une fois… Pourquoi pas ? Presque toutes les histoires commencent comme ça… Il était une fois une jolie dame qui vivait sa vie sereinement. Elle avait des idées bien arrêtées sur la vie, l’amour, les responsabilités, la mort, etc. Des idées transposées sur de belles feuilles blanches clairement lisibles. Noir sur blanc. Un jour qu’elle était sortie, et qu’elle tenait à la main toutes ses feuilles, elle fut balayée par un vent à la fois violent et amical. Elle en fut tellement secouée que ses précieuses feuilles s’éparpillèrent, comme lorsque la bourrasque d’automne frappe l’érable. Certains de ses écrits furent déchirés par le souffle, tandis que d’autres restèrent intacts… Certains récupérables, mais plusieurs devront être repensés… Quant aux autres, envolés à tout jamais ! Il était bien puissant ce vent de tempête, sous des dehors de brise légère… Bouleversée la jolie dame aux paisibles convictions… Troublée, elle pensait à ce souffle, jour après jour… Désireuse de sentir de nouveau sa présence qui lui manquait. Ce vent prit de plus en plus de place dans son cœur et dans ses pensées. À tel point que la vie de la dame devint vite insupportable. Ce silence ! Cette attente ! Et toutes ces remises en question, encore et encore ! Confusion totale qui étouffe peu à peu sa joie de vivre. Ce vent innocent, se disait-elle, sait-il seulement que la brise s’est muée en un ouragan déchaîné qui l’a mise en panique ? Arrêter et se reprendre en main, pensait-elle encore… En effet, elle a plus d’un tour dans son sac la dame. Elle reprendra le contrôle de ses émotions. Avec le temps… Tiraillée à la seule pensée de son vent, étouffée par le calme plat de son absence, la jolie dame souffre en silence. Mais elle se remettra bientôt au boulot de sa vie. De nouveaux écrits naîtront. Mais dorénavant, elle se gardera bien de mettre un point final au bas de chaque feuille… Elle est plus vraie que vraie cette histoire. Moi, la jolie dame blessée, et toi, Denis, le vent de tempête. Et même s’il n’y avait peu de place pour toi dans ma vie, tu en occupais beaucoup. Je ferai en sorte que cette place, tu ne la tiennes plus. Comme je crois fermement en la réincarnation, je suis convaincue que nous nous sommes connus dans une autre vie. C’est ce qui explique pourquoi je me suis immédiatement sentie à l’aise et en sécurité auprès de toi. C’est pour moi une évidence absolue, une réalité. J’en ai rencontré des gens depuis la vingtaine d’années que je travaille avec le public ! Mais jamais qui m’ont fait une telle impression. Jamais frappée au cœur de la sorte. Ça déboussole tellement que j’en perds le nord et que si ça continue, je vais me retrouver au repos forcé… Mais avant, je vais essayer de laisser le sommeil réparer ce corps fatigué par ces émotions qui paralysent mon cœur et perturbent mes nuits depuis trois longs mois ! Que de ravages dans ma vie ! Oui, il me faut reconstruire, et je reconstruirai. Mon meilleur « chum », c’est le Christ, parce que c’est Lui qui m’a le plus aimée, c’est Lui qui m’a appris le plus. Il est venu enseigner l’Amour sous toutes ses formes. Il m’a notamment fait comprendre que le véritable Amour, c’est laisser toute liberté aux autres, leur permettre de vivre profondément leur vie, leurs convictions, leurs expériences. À analyser mes réactions face à toi, je dois conclure que je t’aime suffisamment fort, puisque je désire de tout cœur être à tes côtés. Même occasionnellement, cela me suffirait. Mais les responsabilités que j’assume depuis déjà une quinzaine d’années m’interdisent de m’en dégager, c’est officiel ! Certes, ta vibration m’est-elle très chère. Mais la mienne ne semble pas t’atteindre… Je ne suis pas « ton style » comme on dit. Je sais que de telles situations surviennent tous les jours, à une foule de gens. Mais pour moi, il s’agissait d’une première. T’as vraiment une gueule extra qui me fait « triper » ! C’est plus fort que moi… Ne t’en fais pas pour moi. Je pratiquerai sur moi une petite thérapie émotionnelle maison… Et dans quelques mois, je serai renouvelée, plus forte que jamais ! Et parlant de réincarnation, peut-être, à bien y penser, étais-tu, dans une autre vie, un cheval galopant librement dans les champs. Et moi, une amazone qui a dû t’agripper au lasso, te tirant fort vers moi pour te capturer. Une expérience qui t’aurait profondément marqué… Ne t’en fais pas. J’ai compris l’Amour enseigné par le Christ. Accepter les idées d’autrui en comprenant bien que tous nous avons le droit de vivre et de choisir ce que nous sommes, ce que nous voulons être. Nous respirons tous le même air. Mais nous sommes libres de l’aspirer chacun à notre rythme. De sorte que si, un jour, tu te sens attiré par une femme, je te souhaite qu’elle te laisse le plus de liberté possible. C’est ça l’amour, tu sais. Être libre avec l’autre, qui nous laisse être nous-mêmes… Cela dit, JE N’ATTENDS PLUS RIEN DE TOI. Peut-être dans une autre vie cheminerons-nous ensemble. Chose certaine, je reconnaîtrai tes yeux… Mon vœu le plus cher dans toute cette histoire, c’est que tu sois heureux dans ta vie. Que Dieu te bénisse ! Je prierai pour toi. Marie
Le jour même, Marie alla personnellement déposer sa précieuse missive dans la boîte aux lettres de Denis. Elle savait où celui-ci demeurait, puisqu’il y avait fait un saut au milieu d’une leçon pratique de conduite qu’elle avait eue, fin juillet. Au moins était-elle certaine que le message avait atteint sa destination. Elle se cramponna à la vie, en espérant que la traversée du désert ne soit pas trop pénible…
Titre : Irrésistible Amour Sous-titre : L’incroyable force du destin Auteur : Gilles Levasseur Collection : Histoire vécue Maison d’édition : Les éditions Libre Arbitre Maison de diffusion : Distribution de livres Univers S.E.N.C. Section (thématique) : Spiritualité Nombre de pages : 256 Date de publication : 01 2000